mardi 5 avril 2016

Bibliographie rapide et sommaire d'introduction au satanisme et aux "Satanism studies"

 Suite à mon précédent billet sur le même sujet, pour celles et ceux d'entre vous qui s'intéresseraient à la réalité (et à la diversité) du satanisme moderne (qui fêtera, soit dit en passant, ses cinquante ans le 30 avril prochain), et que ce soit pour le défendre, le combattre ou juste vous informer, voici une bibliographie introductive, faite en amateur, tant sur la forme que sur le fond, et qui ne se veut donc pas du tout exhaustive. Juste de quoi débuter, quand même, sur des bases beaucoup plus solides que les vidéos Youtube sur le Nouvel Ordre Mondial et les "abus rituels sataniques", les livres de Jacky Cordonnier ou de Paul Ariès, ou le fameux rapport de la MIVILUDES sur le sujet (un désastre qui a été à juste titre vivement critiqué). Et découvrir qu'à quelques très notables exceptions près, le milieu satanique est souvent beaucoup plus divers, apaisé et respectueux de l'ordre social qu'on ne le croit. Et que quelques soient les critiques qu'on peut adresser à tout ou partie des discours et pratiques en son sein, il n'y a rien à gagner pour personne à entretenir à son sujet des peurs diffuses et des rumeurs non ou mal sourcées.

Concernant les textes de satanistes, j'ai tenté de faire dans la variété, dans les limites de ma subjectivité  et de mes connaissance. Du coup, ma bibliographie comporte aussi bien des textes fondamentaux que d'autres beaucoup plus anecdotiques, mais qui illustrent des sensibilités différentes, qu'il m'a paru intéressant de mentionner, pour ne pas tout noyer sous l'Eglise de Satan et le Temple de Set.

J'ai délibérément omis certains livres et sites célèbres, rattachés à des organisations néo-nazies et/ou qui me paraissent cautionner des actes criminels, pour des raisons légales et éthiques évidentes. L'étude par J. C. Senholt citée plus bas constitue un exemple d'analyse universitaire d'une telle organisation.

Je n'ai pas tout lu, loin de là, notamment en ce qui concerne les études à 100 euros et plus, mais j'ai bien avancé.

Je modifierai bien évidemment au fur et à mesure cette liste, le cas échéant, en fonction des retours éventuels de lecteurs mieux informés que moi.

Textes de satanistes (ou de membres d'organisations du "Left Hand Path"):


 Célèbre mais très contesté par les principaux concernés
par l'actuel Grand Prêtre de l'Eglise de Satan
par la responsable du chapitre de Seattle du Temple Satanique

Sites de satanistes:

Theistic Satanism, le site de Diane Vera
Satan Service
Grey Faction , section du Temple Satanique dédiée à la lutte contre les "pseudosciences" à visée thérapeutique (régression par hypnose etc.) et les "paniques sataniques".
Spiritual Satanist
Satanic Views
Ash Astaroth
Vexen Crabtree
Rat Holes, blog français tenu par des auteurs non satanistes, si j'ai bien compris (membres de l'Eglise Gnostique Chaote) mais consacré au Left Hand Path, et en particulier à la "Tradition Sinistre" (The Order of Nine Angles et ses satellites. Je préfère me faire écarteler plutôt que de traduire "sinister" par "senestre") et au satanisme anti-cosmique (Temple of the Black Light etc.).
Sin City Satanism (blog désormais inactif d'une ancienne sataniste spiritualiste, proche de Diane Vera)

Fora:

The 600 Club
SatanNet (forum semi-officiel de l'Eglise de Satan)
The Friends of Satan (forum du Temple Satanique)

Réseaux sociaux:

Satanic International Network (S.I.N.)

Vlogs:
Venus Satanas
Satanic International

Etudes universitaires sur le satanisme:

Ancien mais classique

Anthologie d'articles
A paraitre en juillet 2016
Réponse au rapport catastrophique de la MIVILUDES
Sur la "satanic panic" des années 1980
Sur la "satanic panic" des années 1980

Semble-t-il épuisé

Sur le Dragon Rouge, une organisation du "Left Hand Path"
Jacob C. Senholt, The Sinister tradition. Political Esotericism & the convervence of Radical Islam, Satanism and National Socialism in the Order of the Nine Angles, Trondheim, 2009

Articles:

Cimminnee Holt, "Satanists and Scholars: A Historiographic Overview and Critique of Scholarship on Religious Satanism,"Concordia University, 2012

Cimminnee Holt, "Death and Dying in the Satanic Worldview", 2011

James R. Lewis, Asbjorn Dyrendal, Jesper Aagard Petersen, "Old Nick on the 'net: on Satanic Politics", 2015

Jesper Aagard Petersen, ""Smite him hip and thigh": Satanism, violence and transgression", Trondheim, 2009

Old Nick on the ‘net: on Satanic politics
Asbjorn Dyrendal, "Satan and the Beast: The Influence of Aleister Crowley on Modern Satanism"
 Per Faxneld, "Secrets Lineages and De Facto Satanists: Anton LaVey's Use of Esoteric Tradition"
Jesper Aagaard Petersen, "From Book to Bit: Enacting Satanism Online"
Chapitre "The Angels of Satan"

PAS sur le satanisme, mais comme les gens confondent (n'est-ce pas, la MIVILUDES?):

L'étude de référence sur la Wicca

vendredi 25 mars 2016

"Je déteste Pâques"


Cette affirmation introduit le dernier billet d'Ash Astaroth, un membre du Temple Satanique.

"I hate Easter. It reminds me of cheap suits and asphyxiating neck ties, fiery extra long sermons and people eager to show public penance in exchange for popularity and approval. Easter is a bunch of grown ass adults playing dress up and making a spectacle of themselves in churches while reaffirming their fears of the Others out there. Easter is polyester navy blue and stern looks from red faced preachers with bulging veins in their angry xenophobic foreheads. Easter is adults bawling about some mythological sacrifice and how it enriched and empowered them personally while the whole world burns down around them. On Monday they’ll return to their lives with gasoline and matches."
Ash Astaroth a été élevé dans une communauté baptiste, par une mère initialement peu pratiquante, puis de plus en plus dévote et prosélyte.  L'évolution rapide de cette dernière vers une vie de foi faite de contraintes et d'interdits, son propre scepticisme grandissant, nourri par sa passion de la lecture et sa curiosité pour les sciences, et aussi la prise de conscience de son homosexualité, ont fait naître et ont alimenté en lui un rejet profond du christianisme.

Il donne quelques exemples des expériences personnelles qui sont pour lui associées à cette religion: sa mère était assez souple concernant son absentéisme scolaire, mais était intraitable concernant la présence au culte. Chaque dimanche, le pasteur condamnait dans sa prédication  les forces démoniaques qui corrompaient l'Amérique: les féministes, les homosexuels, les athées, les démocrates etc. Ash Astaroth assistait à ces offices vêtu en punk, et à la fin de chacun d'entre, lorsque le pasteur invitait les paroissiens qui le désiraient à venir témoigner de leur conversion et prier avec lui à l'autel, il était destinataire des regards insistants de nombre de fidèles.

Sous le toit familial, deux sujets concentraient tous les interdits: la sexualité, et l'occultisme. Ash s'intéresse très tôt, sans doute en réaction, à ce dernier (avant de devenir athée, et il l'est devenu à 14 ans) et profite des rayons "étonnamment" bien remplis de la bibliothèque scolaire sur ce sujet. C'est ainsi qu'il découvre Aleister Crowley, etc.

A 17 ans, il entend parler par hasard de l'Eglise de Satan, et commande par correspondance la Bible Satanique.

Sans surprise, ses relations avec sa mère se détériore de plus en plus. Elle menace de l'envoyer dans un camp de redressement pour mineurs. Il finit par partir le jour où elle lui affirme que son homosexualité est le fruit d'une possession démoniaque. Beaucoup plus récemment, sa mère lui a demandé de passer pour l'aider à repeindre une partie de sa chambre. Il s'agissait en fait d'une ruse: un prédicateur l'attendait pour lui parler de la Bible et de Jésus. La réponse fut ferme:

"You can read out of that book till your face turns blue, but like I’ve told you several times now, I don’t believe in those fairy tales and repeating them won’t change that."
Et toute cette aversion pour la foi chrétienne, pour cet univers perçu comme un lieu de rejet de la différence, de déni du monde réel, et d'hypocrisie, s'est concentré, dans l'esprit d'Ash Astaroth, sur une fête: Pâques. Il va jusqu'à considérer comme une mission personnelle d'en détourner le sens et de la paganiser.

Pour ma part, mon expérience personnelle de la période de Pâques est très différente. Enfant, je n'y comprenais pas grand chose, malgré les cours de catéchisme, et je l'associais surtout aux oeufs en chocolat et aux cloches. Adulte, et revenu à la pratique religieuse, Pâques est devenu l'aboutissement du Carême et de tout un itinéraire: l'introspection et la remise en cause du mercredi des cendres, et l'occasion (la peur aussi) de se confesser. Les efforts maintenus (ou non suivant les années) pendant plusieurs semaines. Les Rameaux, et l'arrivée du printemps (de mon anniversaire et de celui de ma mère aussi, avec ce que cela suppose de célébrations familiales). La semaine sainte enfin: la messe chrismale (le mardi dans mon diocèse), et le triduum pascal: l'angoisse du jeudi saint, la sécheresse et l'attente du vendredi saint et de la journée du samedi, et enfin l'apothéose de la vigile pascale. Pâques, pour moi, c'est donc un moment de fête, qui correspond à certains de mes meilleurs souvenirs (et aussi le moment où je relâche certains efforts, il faut bien le dire).

J'avoue que cette année, ça ne s'est pas trop passé comme ça, et que j'ai plutôt traversé une période de retrait, et même de prise de distance, par rapport à la pratique religieuse. J'espère qu'elle ne durera pas.

Il est évident aussi que la communauté et la famille dans lesquelles Ash Astaroth a grandi semblent assez extrêmes, et que les choses se passent beaucoup mieux dans pas mal de communautés chrétiennes, toutes dénominations confondues (mais pas dans toutes, il faut aussi le reconnaître).

Malgré ces souvenirs beaucoup plus positifs, je ne vais pas aller "évangéliser" Ash Astaroth, même si je situe très bien son compte Twitter, son profil Facebook, son blog (évidemment), et un forum auquel il participe. D'une part parce que je suis sûr à 100% qu'une telle tentative serait très mal reçue. D'autre part parce que je me sentirais hyper condescendant d'aller lui expliquer que mes expériences ont plus de réalités et de poids que les siennes, que ma vie dit davantage la réalité du christianisme que la sienne, et qu'en faisant confiance à ma mémoire et à mon intelligence tout ira tellement mieux pour lui, alors que vu de l'extérieur, le sataniste qu'il est devenu semble beaucoup plus heureux et épanoui que l'adolescent baptiste qu'il était. Il est grand: il vit sa vie et il lui appartient de décider en son âme et conscience de ce qu'il est, de ce qu'il vit, de ce qu'il veut être et de ce qu'il veut vivre. Comme nous tous.

Et on touche ici au propos central de ce billet. Plus encore que les crispations doctrinales, ce qui me met si mal à l'aise, dans le témoignage rendue par une partie importante du christianisme français contemporain (toutes sensibilités confondues, d'ailleurs), c'est son rapport à la "joie". Il n'y a rien de mal à être joyeux, ni à vouloir partager cette joie. Le problème apparait lorsqu'on commence à penser que ce qui nous procure de la joie procure de la joie à tout le monde. Que ce qui est bon pour nous est bon pour tous, et que ce qui est mauvais pour nous, ou qui nous fait souffrir, en va de même pour tout le monde. Lorsqu'on commence à confondre notre identité de croyant avec l'essence de la foi. Lorsqu'on en vient à penser qu'il suffit de "montrer" notre joie, comment on est bien tous ensemble, combien on est heureux, ou plus heureux, grâce à notre vie communautaire, pour lever les "préjugés" sur le christianisme. Quand, lorsque quelqu'un semble prendre ses distance, ou avoir un problème avec notre joie, il faut "l'aider", éventuellement "l'écouter", ce qui se résume trop souvent à essayer de trouver comment le persuader de partager notre joie. Quand la joie devient intrusive, en somme, et quand elle commence à ressembler un peu trop à la tyrannie du groupe.

Quand j'écris ça, j'essaie de circonscrire une impression générale qui est la mienne, et que je porte depuis un certain nombre d'années. Je n'accuse personne en particulier, et je ne dis pas que tous les catholiques y cèdent tout le temps. Il y a aussi des témoignages de joie qui relèvent d'autres vies. Mais ce qui marche pour les uns peut produire des effets catastrophiques sur les autres, et mon problème n'est pas tant avec la joie, ou la communauté, qu'avec la joie ou la communauté comme recette d'évangélisation.

Symétriquement, je ne fais pas du témoignage d'Ash Astaroth un archétype du parcours et des motivations de l'apostat ou du sataniste. Ce blogueur commence à se faire connaître pour ses critiques virulentes envers le satanisme laveyen (à la lecture, la Bible Satanique ne l'a pas tant enthousiasmé que ça), et il incarne la frange féministe, pro LGBT, sociale et égalitariste du Temple Satanique qui a fait fuir plusieurs membres de la première heure (par exemple ici et ici) attachés au darwinisme social et à l'élitisme de LaVey. Si je peux me retrouver jusqu'à un certain point dans ce satanisme "de gauche", plus enclin à se réclamer d'Anatole France et de William Blake que de LaVey, Aquino ou même Crowley, je suis, inversement, persuadé que plusieurs des fondamentaux du satanisme de l'Eglise de Satan sont beaucoup moins éloignés de la vision du monde de beaucoup de chrétiens que les uns et les autres ne le croient. Un de mes fantasmes (qui ne restera qu'un fantasme: l'Eglise de Satan ne rigole pas avec le respect du droit d'auteur) est d'ouvrir un blog avec un titre bien réac, genre "Debout Fille aînée de l'Eglise!", et de publier des billets qui seraient des copiés-collés des passages plus politiques ou "sociétaux" de la Bible Satanique, de Paroles de Satan! ou des Carnets du Diable de LaVey, ou encore des Ecritures Sataniques de Peter H. Gilmore, expurgé des passages explicitement satanistes. Un logiciel en grande partie similaire, fondé sur le rejet de l'égalitarisme, le conservatisme social et une certaine méfiance envers les institutions démocratiques devraient valoir à ce blog un certain succès, avant que quelqu'un ne finisse par découvrir la supercherie. Le satanisme est un mot qui recouvre des discours et des pratiques qui ont certes une histoire, certains symboles, et certains précurseurs en commun, mais qui semblent de plus en plus divers et distendu. Même le rejet commun du christianisme recouvre des points de vue très hétérogènes, voire mutuellement incompatibles. La sataniste "polythéiste" Diane Vera (inactive sur internet depuis fin 2012) identifie explicitement comme son ennemi la droite chrétienne évangélique, et semble considérer les chrétiens d'ouverture comme des alliés potentiels dans son combat. Inversement, des satanistes attachés à l'éthique de laveyenne de l'égoïsme bien compris, à son anthropologie pessimiste, naturaliste et élitiste, peuvent être beaucoup plus reboutés par ce christianisme soft, qui valorise la faiblesse et le sacrifice de soi, que par des déclinaisons plus martiales et identitaires. Le satanisme n'est pas une identité, ni même une communauté, mais un parapluie qui recouvre un certain nombre de symboles communs/disputés et d'intersections, dans des trajectoires parfois profondément différentes.

Et de manière évidemment différente, rencontrer le Christ arrive à des personnes avec des histoires, des habitudes et même des principes complètement différents, à des moments qui correspondent à des expériences parfois très dissemblables, et la foi qui naît de cette rencontre s'entretient de manière très différente suivant les personnes et les sensibilités. L'exemple de la prière me semble assez parlant: certains catholiques sont très attachés au chapelet. Personnellement, je suis complètement hermétique à cette pratique, mais je suis très sensible à l'oraison ignatienne que certains ne supportent pas.

Pour redéfinir mon malaise à la lumière de cette digression, il me semble que la manière la plus répandue aujourd'hui d'annoncer la joie de la Bonne Nouvelle de Pâques, d'évangéliser, est la suivante: il y a un cadre, un certain modèle de vie en commun, d'activités, de pratiques, de discours, un certain milieu, qui correspond à nos expériences de foi, à nos souvenirs les plus joyeux, aux moments où nous avons eu le sentiment de toucher Dieu du doigt, ou de l'apercevoir du coin de l'oeil. Et je ne parle pas ici de réalités institutionnelles, dogmatiques, liturgiques ou sacramentelles, mais des formes particulières qu'elles prennent quotidiennement pour nous, dans notre paroisse, notre famille, notre vie spirituelle individuelle: la paroisse, ses têtes et ses lieux connus. L'abbaye où on a l'habitude de faire une retraite. L'homélie ou le témoignage qui nous ont marqués. Les souvenirs d'aumônerie ou de scoutisme, de Frat, de JMJ. Auxquelles elles ne s'identifient pas mais qui ne sont jamais complètement dissociables d'elles dans notre mémoire. Et l'idée, c'est que toute la joie reçue dans ce cadre constitue une sorte d'exemple, d'archétype, et qu'en communiquant cette joie, on va d'une part donner envie, mais également fournir un modèle, dont l'imitation mènera au Christ.

Et ça a très bien marché pour un certain nombre de personnes. Et nombre de chrétiens développent des versions respectueuses et ouvertes de ce modèle. Mais ce cadre, ces formes, ne sont ni le Christ ni les sacrements ni l'Eglise, mais des assaisonnements qui plaisent à certains palais, en dégoûtent d'autres. Et il me semble que le problème du christianisme "décomplexé" de notre génération, peut-être plus profondément que les questions politiques ou doctrinales, est que ces assaisonnements en sont venus à définir, dans notre esprit, une "identité" chrétienne et une sorte d'essence de la foi.

C'est du moins comme ça que je comprends aujourd'hui, au moins en ce qu'ils ont de récurrents et de politiques, les nombreux appels, constamment répétés, ressassés, d'évêques, de prêtres, de laïcs, à nous montrer en tant que catholiques, à "ne pas avoir peur", à communiquer notre mode de vie, notre vision du monde, à ne pas "négocier" sur les principes, à manifester (sous tous les sens du terme) notre "joie". Il me semble qu'il y a là l'idée qu'en montrant ce que nous sommes, nous donnerons envie au monde de nous ressembler, de nous imiter, et que par cette imitation, il rencontrera le Christ. Et qu'inversement, en cédant sur ce que nous sommes, en acceptant l'idée qu'il y a d'autres manière d'être chrétien, ou que notre "être chrétien" n'est pas pleinement chrétien, nous cédons à l'auto-flagellation, à "l'enfouissement", quand ce n'est pas au relativisme.

Le problème, de mon point de vue, c'est que ce que nous sommes, c'est d'une part tout ce que nous sommes, y compris ce qui n'est pas du Christ, et d'autre part, ce n'est rien d'autre que ce que nous sommes. Le Christ est, suivant notre foi, "le chemin, la vérité et la vie". Mais pas nous, quand bien même nous témoignons du meilleur, ou de ce que nous percevons comme le meilleur, de nous même. La foi chrétienne n'est pas une identité, mais naît d'une rencontre. Et ce n'est pas la joie extérieure qui fait la qualité de cette rencontre, mais la persévérance dans l'attente et la prière. Il n'y a rien de mal à dire que rencontrer le Christ nous rend heureux, et de nombreuses personnes se sont converties parce qu'elles goutaient cette chaleur humaine et cette sensation de faire partie d'une communauté. Mais pour d'autres, dont la foi se vit dans la nuit, ou dans la crainte et le tremblement, ou dans la douleur, ou qui se sentent heurtées dans leur identité propre par certaines prises de position de l'Eglise, non seulement le Christ que nous annonçons n'est pas leur Christ, qu'ils l'aient rencontré ou pas, qu'ils y croient ou pas, mais il ne peut en aucun cas le devenir. Pour certains peut-être parce qu'ils se sont murés dans le péché. Mais pour d'autre, tout simplement, parce que la "joie" qui leur est présentée comme venant du Christ est une joie qui est celle d'autres vies, qui parle à d'autres vies, qui n'est pas leur vie, voire qui est incompatible avec leur vie. On dit qu'"un chrétien seul est en danger", mais parfois, c'est d'être au milieu d'autres chrétiens qui torpille sa foi, ou l'éteint peu à peu.

Cette manière d'évangéliser "marche", mais je crois qu'elle est vouée à échouer avec certaines personnes, voire à les détourner de la foi. Qu'annoncer le Christ, tel que celui-ci nous l'a demandé, c'est finalement autre chose.

C'est pourquoi je m'efforce de comprendre, pour ma part, cette demande qui nous a été faite d'"annoncer l'Evangile" comme une forme de maïeutique, si je puis dire, comme une façon de permettre à une personne "extérieure" de mettre en évidence, sur la base de sa propre expérience, un besoin éventuel, ou une présence, ou quoique ce soit qui serait la manière dont le Christ lui parle, sans nécessairement lui donner de modèle particulier et avec un minimum de prescriptions, à leur rythme. De lui donner toutes les clés pour être chrétien s'il le désire, sans trop m'avancer sur ce que devrait être "être chrétien", ce qu'au fond personne ne sait vraiment, en ce bas monde. Faire confiance en sa relation avec le Christ, plutôt que d'encadrer cette dernière au sein du groupe. Ce qui reste hyper vague dans ma tête, et encore plus dans ma pratique personnelle, mais me permet de prendre mes distances avec mon malaise. Cette manière d'évangéliser existe aussi tout à fait dans l'Eglise catholique, par exemple, et depuis longtemps, et ne me parait pas du tout incompatible avec sa structure propre et ses principes et rites,  mais il me semble que l'accent est aujourd'hui (beaucoup trop) mis, dans la presse catholique, les blogs, les communications institutionnelles, sur "Regarde comme on est bien tous ensemble. Viens faire comme nous, tu vas voir, tu te sentiras tellement mieux!". Certaines connaissances, dans ma paroisse, ne cessent de mettre l'accent sur le fait qu'on doit paraitre heureux, montrer notre joie aux gens qui viennent à la messe de temps en temps, ne pas les laisser tous seuls dans leur coin.J'apprécie, sincèrement, la générosité que ce discours traduit, mais certains jours, il finit par me paraitre violent. Cette tendance étant à mon sens partagée, avec des formes évidemment très différentes suivant les cas, par les tradis, les chachas, les progressistes etc.

Je ne prétends pas dans ce billet réinventer la poudre, ni délivrer de grande condamnations, et je ne doute pas que la réalité soit infiniment plus nuancée et subtile que cette impression générale que j'ai. Mais voilà,ce propos liminaire d'Ash Astaroth: "je déteste Pâques", m'a heurté dans les souvenirs que j'ai de ma vie de foi, mais il a aussi fait écho à une profonde inquiétude en moi. Et je voulais vous rendre compte de ce paradoxe.

Et tout de même:

Joyeuses Pâques pour celles et ceux qui vivent cette fête en cette fin de semaine! :-)

Et bon week end prolongé pour les autres! :-)


Post scriptum: aucune mise en perspective ou allusion particulières dans le fait que ce billet s'ouvvre sur un morceau d'un groupe sataniste, et s'achève sur celui d'un autre chrétien. J'aime bien les deux, c'est tout.

dimanche 28 février 2016

Périls sur un monde sans complexité



Jean-Michel Castaing nous a gratifié récemment dans les Cahiers Libres d'un de ces billets "vache qui rit" qui font fureur dans la cathosphère.

Qu'est-ce qu'un billet "vache qui rit"?

Un billet qui dénonce "les vérités au rabais", le nivellement des valeurs, le "tout se vaut", le conformisme intellectuel, la victoire du prêt à penser et de la communication sur la réflexion et la recherche patiente et silencieuse de la vérité, et qui est lui-même d'une médiocrité et d'une banalité sans nom.

J'envisage de rendre un service essentiel à la communauté catholique en me formant à la programmation informatique, afin de développer un logiciel de génération automatique de billets. Ca ne changera pas grand chose à la qualité générale des articles de pas mal d'auteurs: il suffira de veiller à ce que des mots clés tels que "relativisme", "perte de la transcendance", "matérialisme", individualisme", "indifférenciation", "transmission", "le Beau, le Bon , le Vrai" structurent l'argumentaire développé, et les blogueurs récupéreront un temps très précieux pour méditer en silence, visiter des musées, faire des retraites, profiter de l'air pur de la campagne, et se tenir enfin éloignés de ce monde de la technique, du commentaire en temps réel de l'information par le tout venant, et de la communication instantanée qu'ils affectent tant de condamner.

Je suis méchant, je sais, et oui je reconnais qu'il y a des blogueurs catholiques y compris très orthodoxes, qui font beaucoup mieux que ce texte, et non, ça ne me fait pas plaisir de tenir ce genre de propos, même si ça défoule. Mais vu le climat politique actuel, je perds patience face au simplisme et aux analyses de comptoirs, qui, quelles que soient la bonne volontés et les intentions généreuses de leurs auteurs, ont des effets politiques qui participent au chaos actuel.

Passons aux choses sérieuses: qu'est-ce que je reproche à ce billet (qui s'appelle "Périls sur un monde sans verticalité", d'où le titre de mon article)?

Au cours de ma modeste carrière administrative, j'ai été (un tout petit peu) initié, dans des formations sur l'hygiène et la sécurité, et sur le management, à un outil qui s'appelle "l'arbre des causes".

L'arbre des causes est une méthode d'analyse et de prévention des accidents par arborescence conçue dans les années 1970 par l'INRS. L'idée centrale est qu'un accident n'a jamais qu'une seule cause, mais résulte de la convergence d'une multitude de petits et gros problèmes, conjoncturels et structurels. L'arbre des causes représente cette convergence sous la forme d'un schéma, et permet d'isoler chacune des causes afin de travailler individuellement sur chacune d'entre elle, petite ou grande, sans en omettre aucune. Il permet ainsi d'éviter que l'arbre cache la forêt, et que, par exemple, un problème flagrant ou une explication séduisante ("cette installation est vétuste", "il ne fait jamais attention"...) n'aboutisse qu'à une explication superficielle et à des remèdes peu ou pas efficaces.

Ca peut donner quelque chose comme ça:

(Source: http://hse.iut.u-bordeaux1.fr/lesbats/H-arbre%20des%20causes/ADC.HTM)

Lors d'une formation CHSCT, la consultante qui animait la session nous a raconté qu'une fois, une personne à qui elle enseignait cet outil lui a rendu un arbre avec une seule cause, et qu'elle a failli tout arrêter et changer de voie professionnelle. Elle enjolivait sans doute, mais cette anecdote éclaire bien ce que ne doit pas être l'analyse d'un accident.

Je ne connais pas grand chose au terrorisme ni à l'islamisme radical, mais j'imagine que les vrais experts professionnels qui travaillent sur ces sujets utilisent des méthodes analogues.

Par contre, je remarque que la plupart des commentateurs extérieurs, qu'ils soient politiques, journalistes, blogueurs ou même universitaires, cèdent souvent (moi aussi à mes heures) à la tentation de tout faire découler d'un problème "fondamental". Peut-être par souci de radicalité philosophique, ou d'en l'espoir de s'inscrire dans une "métapolitique", voire parce qu'ils ont du mal à faire la différence entre leur marotte préférée et la réalité ("vous voyez, je vous l'avais bien dit!").

Ici, c'est la verticalité, mais ailleurs, ça pourrait être le post-colonialisme, les dynamiques religieuses propres à l'Islam ou le capitalisme. Toutes questions qui peuvent éventuellement trouver une place dans l'arbre des causes, mais qui ne sont en aucun cas LA cause.

Du coup, le billet de Jean-Michel Castaing ne manque pas, lui, de verticalité, et c'est bien le problème. Il fait très "verticalité" de la tour d'ivoire.

Il se présente comme une sorte de mécanique implacable, qui, en partant d'une "caractéristique majeure" de notre société, déroule de manière linéaire un grand nombre de conséquences, qui, aux yeux du simple mortel que je suis, apparaissent pourtant sans rapport entre elles (le jihadisme et le transhumanisme, ça s'explique de la même façon, sérieusement?). Et pour cause, puisqu'il s'agit d'une pure construction intellectuelle rétrospective. En fait, l'auteur procède exactement à l'inverse de la méthode de l'arbre des causes: au lieu d'expliquer un seul problème par un ensemble complexe de causes, il explique un ensemble complexe de problèmes par une seule cause.

Avec deux conséquences fâcheuses: il donne d'une part l'impression d'une grille de lecture arbitraire plaquée sur la réalité. Ce genre de billet sur l'oubli de la transcendance fait toujours plaisir aux croyants, mais je n'y vois aucun argument susceptible d'ébranler un lecteur convaincu, par exemple, que les violences actuelles découlent de la religion, quelle qu'elle soit, et que la solution est une laïcité plus stricte et un scepticisme de principe contre toute transcendance (en fait, je ne suis pas du tout sûr que cet article comporte ne serait-ce qu'un seul argument en bonne et due forme). D'autre part, Jean-Michel Castaing vient nous faire le diagnostic d'un mal complexe et très concret, en critiquant "l'angélisme" (donc l'éloignement des réalités concrètes) de la gauche, mais lui-même se cantonne à des pétitions de principes très générales et très vagues. Le "social" et la "lutte contre les discrimination" ne sont sans doute pas non plus ni LA cause ni LE remède, mais au moins, ce sont des problèmes observables sur lesquels on peut essayer de travailler des solutions concrètes. L'oubli de la verticalité, ce n'est pas une analyse politique susceptible d'éclairer la prise de décision, mais une posture idéologique d'arrière-plan pure et simple, et, pour tout dire, de l'enfumage rhétorique. Je ne suis pas spécialiste, mais je ne vois pas quelle analyse de terrain on peut mener avec des considérations aussi générales.

Voilà quel est le problème principal que me pose ce billet. Je ne vais pas aller plus loin dans son analyse. D'une part, parce que ce que j'ai relevé est déjà grave: nous vivons dans une époque très dangereuse de fébrilité et pour tout dire de panique des politiques de tout bord et de nos concitoyens, et ce billet, au lieu de poser calmement les problèmes dans toute leur extension et leur complexité et d'informer, ne fait qu'ajouter à la confusion générale. D'autre part parce que ça m'énerve.

Je vais quand même ajouter une digression rapide, en guise de teaser pour des publications futures, . Dans ces lamentations, partagées par de nombreux auteurs catholiques, mais aussi par plusieurs papes, sur le "chaos spirituel", "l'individualisme" qui "érige chaque opinion en une croyance respectable", "l'immanentisme", il y a certes le constat d'un recul d'influence de l'institution catholique, d'une certaine prédominance de logiques économiques et industrielles dans la réflexion politique et dans la vie quotidienne etc. Mais il y a aussi la prise en compte diffuse de la progression culturelle, certes encore marginale, mais rapide, de formes de spiritualités concurrentes, souvent centrées sur l'individu et très méfiantes envers les institutions et les savoirs établis. Ce que les universitaires qui étudient ces nouvelles spiritualités et ces nouvelles religions appellent "l'occulture" (l'auteur de ce néologisme est Christopher Partridge).

Là encore, dans l'arbre des causes qui mènent à la vie telle que nous la vivons aujourd'hui dans nos sociétés occidentales, c'est une réalité qui mérite en effet d'être examinée attentivement.

Le problème, c'est que les catholiques se contentent généralement de mépriser cette occulture, sans chercher à en comprendre la formation et les lignes de force, et qu'ils tirent de ce mépris un sentiment bien illusoire d'évidence de leurs propres fondamentaux, là où les lignes de faille de ces dernier ont en partie (pas seulement, évidemment) contribué au succès de ces spiritualités "contre-culturelles".

Les chrétiens aiment souvent se moquer du bricolage des religions néo-païennes. Mais la plupart des wiccans admettent aujourd'hui que leur religion a été très vraisemblablement fabriquée à partir de diverses sources par Gérald Gardner dans les années 1940, et ont fait le deuil de l'hypothèse d'une lignée ininterrompue et clandestine de sorcières remontant au Moyen-Age, à quelques véhémentes exceptions prêt. Et la plupart des néo-païens "reconstructivistes", qui cherchent à faire revivre les paganismes antiques, sont conscient de l'impossibilité de les recréer, ou même de les connaître, à l'identique, tels qu'ils étaient à l'origine, et du fait qu'ils injectent un certain nombre d'idées et de présupposés modernes dans les démarches. Les catholiques, s'ils bénéficient quant à eux d'une transmission ininterrompue depuis la naissance de leur religion, réalisent trop peu souvent qu'ils ne cessent de la recréer au fil des générations, et des que dess principes qu'ils croient "traditionnels" et "constants" sont souvent étroitement liés à des considérations contemporaines, qui n'ont parfois que quelques décennies d'existence.

L'un des quelques principes qu'ont en commun la plupart des composantes du "milieu satanique (l'expression es de Jesper Aagard Petersen) est l'auto-déification. Et ce principe rend effectivement le transhumanisme sympathique aux yeux de divers satanistes. Mais avant de s'indigner de cette convergence, peut-être est-il utile de s'interroger sur ce que l'anthropologie catholique, ou au moins l'image qu'elle donne, a de si insatisfaisant pour nos contemporains, pour que des contre-propositions aussi radicales aient pu devenir séduisantes.

C'est parce que toutes questions, et bien d'autres qui y sont liées, me paraissent importantes et trop souvent ignorées que je suis en train de monter, à mon modeste niveau d'amateur, un blog de réflexion sur ces sujets, et spécifiquement sur le satanisme et le néo-paganisme. Sans idéalisation excessive: si on me demande quelle est pour moi la nourriture intellectuelle la plus solide, du Livre des Ombres de Gérald Gardner ou du De Trinitate de Saint Augustin, je répondrai évidemment le De Trinitate.

Mais je pense qu'on ne se prépare pas mieux aux "défis" de la modernité en s'interdisant d'approfondir ses aspects les plus polémiques, qu'on défend bien mal la raison ou la "vérité" en limitant le champ de l'enquête rationnelle aux sujets "respectables", et qu'on ne construit pas de manière solide le bien "commun" en vivant dans le mépris.

Ca va encore paraitre pour certains comme une nouvelle excentricité de ma part. Mais je ne connais rien au terrorisme, je suis nul en économie, et c'est sur ce sujet, aussi marginal qu'il puisse sembler que j'ai l'impression de pouvoir apporter, à mon très modeste niveau, des éclairages utiles sur notre vie dans nos sociétés modernes, même si je n'en suis nullement spécialiste.

Et notre époque a bien besoin de réflexions approfondies et qui font réfléchir, sur la base connaissances maîtrisées et amassée patiemment sur le terrain, de ce genre:


 (source: Christopher Partridge, "Occulture is ordinary", dans Contempory Esotericism, dirigé par Egil Asprem et Kennet Granholm, Equinox 2013, Routledge 2014 )

Plutôt que de ce type de jugement flamboyant mais à vide:

"Une société qui se reconnaît fondée sur une transcendance est une société qui relativise le temps présent, ainsi que ses idoles. Elle ne pense pas que son fonctionnement immanent soit la fin propre de toute chose. Une instance surplombante (qu’on la nomme Dieu, ou d’un tout autre nom) lui rappelle qu’il existe une vérité capable de juger la marche du monde. Tel n’est pas le cas d’ un monde clos sur lui-même. Celui-ci vit au contraire replié sur lui-même, en régime d’immanence pure, voué qu’il est au relativisme généralisé. En son sein, chacun s’accommode avec sa propre vérité, qu’il bricole dans son coin, ou qu’il accueille de maîtres autoproclamés sur le marché de plein-vent « religieux » ou philosophique.
L’absence de toute transcendance aboutit à la dissémination de « vérités » au rabais. L’individualisme érige chaque opinion en croyance respectable, légitime, parfaitement autorisée à revendiquer pour elle le statut envié de « vérité ». Sans verticalité reconnue, l’arbitraire règne en maître des esprits. L’absence de transcendance signifie qu’il n’y a plus de supériorité, que le Beau et le Vrai sont laissés à l’appréciation de chacun. Au final, l’immanence pure accouche d’un monde sans ordre légitime. Tout se vaut. Rien ne dépasse." (Jean-Michel Castaing, op. cit.)

L'important n'étant pas d'être pour ou contre quoique ce soit, mais de réfléchir sur la base d'une connaissance le plus possible de première main des réalités dont on parle, et de leur complexité irréductible aux pétitions de principes,  en s'abstenant de tout aplatir par des jugements de valeur généraux et simplistes.