vendredi 7 novembre 2014

Asymétrie des vécus et violence symbolique: à propos de réactions de catholiques à un article de Yagg



J'ai été interrogé en MP sur Facebook par un de mes contacts catholiques, sur mon ressenti envers le témoignage, publié hier par Yagg, d'une homosexuelle qui a découvert que sa psy était une militante de la Manif pour tous et qui a finalement décidé de changer de spécialiste. D'autre part, je vois sur divers réseaux sociaux des catholiques, issus de sensibilités diverses, qualifier ce témoignage de "vertigineux" ou d'"indigent".

Je trouve très difficile (et pas vraiment nécessaire ni légitime en fait) d'émettre un jugement sur ce témoignage, dans la mesure où je n'ai vécu, ni ce que peut ressentir une personne homosexuelle plongée dans l'actualité de ces deux dernières années autour du "mariage pour tous", ni les relations entre un psychologue et son patient.

Il est vrai que couper les liens avec des personnes avec qui j'avais des relations de confiance et avec lesquelles je me découvre des désaccords n'est pas quelque chose que j'ai l'habitude de faire (mais il est tout aussi vrai, concernant cet exemple précis, que je ne suis pas homosexuel et donc non directement concerné, que je ne vis pas du tout la même vie). Mais d'un autre côté, ce témoignage rejoint ce que je disais dans un article sur la "violence symbolique" des positions, mêmes bienveillantes pour certains, des militants de la manif pour tous vis-à-vis des homosexuels: comment à la fois tenir un discours sur la filiation qui hiérarchise, en termes de légitimité et d'exemplarité, les couples homosexuels et hétérosexuels, et s'étonner que cela heurte, souvent durement, des personnes homosexuelles qui ont souvent dû faire un gros effort pour s'avouer leur orientation à elles-mêmes, puis à leur entourage? 

"Et ce qui représente pour moi la grande violence de la Manif pour Tous, c'est précisément de chercher à le dissimuler ou le minimiser par tous les moyens. En soulignant (comme le rappelle l'affiche qui illustre ce billet) que ce n'est pas un problème urgent, elle nie la souffrance des homosexuels qui voit leur union reléguée au rang de sous-relations. En donnant la parole, exclusivement, aux quelques homosexuels opposés au projet de loi, pour donner l'impression qu'elle défend une meilleure intégration des gays. En se prétendant "contre l'homophobie", alors qu'elle cautionne cette violence symbolique qui valide une représentation de l'homosexualité comme "différente" et moins"naturelle" et qu'elle ne fait rien de concret pour battre en brèche les préjudices vécus au jour le jour par la plupart des homosexuels. En prétendant que la contestation d'un projet de loi qui s'intitule "mariage pour les personnes de même sexe" n'a rien à voir avec l'union des personnes de même sexe. En infantilisant les motifs de leur revendications en les présentant comme peu sérieux: par la condamnation d'un "droit à l'enfant" que personne à ma connaissance n'a soutenu, en les accusant de "réduire" le mariage à l'amour. En leur tendant un "contrat d'union civile élargie" comme on donne un jouet à un enfant pour qu'il arrête de pleurer, comme si une union distincte du mariage pouvait satisfaire cette attente fondamentale qui est d'être perçu "comme tout le monde" et de se voir reconnaitre les mêmes droits que "tout le monde". En se plaignant, lorsque des homosexuels se laissent aller à la colère et la mettent en cause, d'être en butte à la "haine" LGBT, elle leur nie le droit d'exprimer leur révolte face à un mouvement qui nie le caractère naturel de leur relation, et de leur orientation sexuelle, qui accuse implicitement les couples homoparentaux qui existent déjà de fait de faire souffrir leurs enfants. Enfin, en niant que les homosexuels soient à l'origine de leur propre parole, de leur propre demande, en attribuant à celle-ci des commenditaires et des mobiles sombres et mystérieux: un "lobby minoritaire" (je ne dis pas qu'il n'y a pas lobby LGBT ni de radicalisation politique de certains homosexuels, mais pour en connaitre d'autres non politisés, je peux témoigner que c'est une revendication très largement partagée au delà), la "théorie du genre", la destruction des valeurs judéo-chrétiennes de notre société..." (Aigreurs administratives, "Non violente, la Manif pour tous?").

Cette difficulté me parait encore plus nette quand on a affaire à son psy, donc à quelqu'un à qui on dévoile son intériorité, voire son intimité, et qu'on va généralement voir pour restaurer une certaine estime de soi-même: comment concilier cette démarche et cet objectif, avec un interlocuteur qui, si professionnel et bienveillant qu'il soit, dénie à votre désir et à votre vie affective et sexuelle la légitimité qu'il reconnait à ceux des personnes hétérosexuelles, et donc, au moins à un certain niveau, votre normalité? Certes, si l'auteure avait continué à ne rien connaitre des motivations de sa psy, sans doute tout aurait continué à bien se passer: mais quelque soit la facilité ou le professionnalisme avec lesquels celle-ci arrive à abstraire sa pratique médicale de ses opinions, je peux comprendre qu'à partir du moment où ces dernières sont connues de la patiente, la violence, même passive, de la découverte soit si grande qu'elle n'arrive plus à restaurer une relation de confiance (et d'après l'article, elle a vraiment essayé: il ne s'agit pas d'une banale réaction de rejet épidermique de la contradiction).

Alors je ne sais pas comment j'aurais réagi à la place de l'auteure du témoignage, et il est fort possible que j'aurais fait le choix contraire du sien. Mais JE NE SUIS PAS à sa place: je suis hétérosexuel, je suis "normal". Si je souhaite me marier, élever des enfants, des gens ne descendront pas dans la rue pour m'en empêcher. Si j'embrasse une fille en public, je ne croiserai pas des regards dégoûtés. Si je me mets en couple, je n'aurai pas une boule dans le ventre en allant l'annoncer à ma famille. Et la violence symbolique, ce ne sont pas seulement les regards dégoûtés, la désapprobation des proches, les insultes et les brimades, ce n'est pas seulement la violence psychologique: c'est le simple fait de poser comme symétriques, équivalentes, des situations qui ne le sont pas, des vécus qui n'ont ni le même contenu, ni la même histoire, ni le même point de vue (alors que paradoxalement, la différence parait si "évidente" quand il s'agit de refuser aux homosexuels de bénéficier des mêmes droits que les hétérosexuels). Pour ma part, j'ai une de mes collègues qui est militante de LMPT: nous connaissons nos divergences, et nous continuons à travailler (et à bien travailler) ensemble. Dans mon groupe CVX, l'une des membres les plus récentes est hyper pro-LMPT, et je n'ai pas demandé à partir, et je ne le ferai pas pour ce genre de raison. Mais JE NE SUIS PAS aussi concerné, aussi intimement et viscéralement exposé, que peut l'être une personne homosexuelle au discours de LMPT. Et le simple fait de juger le vécu de l'auteure par rapport au mien , comme s'ils revenaient au même et constituaient des contextes comparables, avec des implications semblables, est violent, car ma vie est sur bien des point beaucoup plus facile que la sienne, du fait précisément de ce que nous sommes. Elle doit lutter et souffrir pour obtenir ce que qui m'est donné "naturellement": le droit au même respect et à la possibilité de fonder (ou non) une famille comme elle l'entend. De même que tel hétérosexuel connaissant tel autre homosexuel qui aurait réagi différemment ne me parait pas pouvoir opposer de manière légitime ces deux vécus, comme s'il lui revenait d'arbitrer entre les bons ou les mauvais homosexuels, d'ériger son ressenti en critère axiologique des leurs.

Je pense qu'il est important de prendre conscience que les personnes en situation d'être dominées, exploitées ou brimées en raison de leur non conformité à la norme sociale sont en droit de revendiquer pour elles-mêmes des environnements "safe", et des conditions de vie qui ne leur renvoient pas sans arrêt (en particulier dans des situations de vulnérabilité: par exemple face à un expert et/ou dans un cadre médical) aux pressions sociales et culturelles dont elles souffrent ou ont souffert quasiment au quotidien du fait de discours sociaux et culturels normatifs et hégémoniques qui leur assignent un statut d'anomalie. Je lisais il y a quelques jours les tweets d'une militante féministe, qui avait vécu un rendez-vous traumatisant avec une gynécologue qui se permettait toutes sortes de remarques sur les difficultés pratiques liées à son surpoids. On n'en était sans doute pas du tout là encore avec cette psy, mais j'estime que notre humanité devrait suffire à nous faire comprendre que pour des personnes sans cesse exposées (ou en tout cas beaucoup plus que la "norme") au regard et à la parole des autres, le choix d'éviter les lieux et les personnes non "safe" quand elles en ont le pouvoir, même si cela peut paraitre pour nous hétérosexuels un peu paranoïaque, excessif ou extravagant, n'est que la simple conséquence d'une très légitime revendication d'une sécurité affective et psychologique minimale. 

Alors de grâce, plutôt que de lancer des piques faciles sur "la construction de l'image par internet", ou pire: "l'intolérance et la bêtise bobo" et "l'intolérance idéologisée", si nous n'arrivons pas tous à approuver, ayons au moins l'humilité de prendre un temps de silence pour méditer le constat que notre vie n'englobe pas toutes les vies, que certains ressentis, certaines réalités, certains comportements, certaines souffrances nous échappent, et que celui ou celle qui a (le respect, la pleine reconnaissance sociale de sa dignité, de celle de son désir et de ses choix) n'a pas la même légitimité  pour demander des comptes à celui ou celle qui n'a pas, que celui ou celle qui n'a pas pour en demander à celui ou celle qui a. Qu'il y a des situations de discernement qui nous sont inconnaissables. Ce qui ne signifie pas que tout peut être demandé dans un sens, et rien dans l'autre, mais qu'il n'y a pas de justice ni de morale authentique sans prise en compte de l'asymétrie des vécus. Ce qui devrait tout de même faire sens pour des catholiques...

samedi 4 octobre 2014

La "marchandisation de l'humain", cet épouvantail!


Avertissement: ce billet ne porte pas sur le débat sur la GPA en lui-même, que je n'ai pas du tout approfondi de manière suffisante, mais sur le concept de "marchandisation de l'humain", qui me gonfle, et de plus en plus!

Le mot d'ordre de la Manif pour Tous de demain est "l'humain n'est pas une marchandise!".

Il n'a en lui-même rien de très original. La "marchandisation de l'humain", ou encore du "corps"humain, est une menace régulièrement brandie, à propos de la GPA, mais également de la prostitution... C'est également une thématique qui bénéficie à la fois d'une certaine coloration de gauche ( la dénonciation du "marché") et d'une tonalité moralisante (on ne fait pas de son corps ce qu'on veut) et un peu antimoderne (l'aliénation de l'homme à lui-même par la technique et/ou la jouissance reine) qui la rend sympathique à une partie de la droite. C'est un axe de convergence entre les différentes factions et familles politiques qui gravitent autour de la Manif pour Tous.

Il se trouve que depuis plusieurs semaines, je relis Marx, pour diverses raisons, mais en partie en réaction à ma lecture de Nos Limites. La pensée marxiste n'étant nullement étrangère à la genèse de cette notion d'une "marchandisation de l'humain", j'ai eu envie de partir d'elle pour exprimer mon irritation à propos de celle-ci.

Le concept de marchandise joue un rôle fondamental dans la critique de l'économie politique menée par Marx dans la seconde période de sa réflexion philosophique, après 1948.  La phrase suivante inaugure ainsi l'oeuvre principale de cet auteur, Le Capital:

"La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une ‘immense accumulation de marchandises’. L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent, le point de départ de nos recherches. "
 La marchandise, avant d'être une chose, un bien de consommation, est l'expression d'un rapport social. Loin d'avoir une signification évidente et "objective", elle dissimule un processus complexe de réification et d'aliénation du travail humain et de personnification de choses et d'idées abstraites:

"Une marchandise paraît au premier coup d'œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques. " (Le Capital, livre 1, chapitre 4)
Marx distingue entre la valeur d'usage et la valeur d'échange de la marchandise. La valeur d'usage, c'est sa capacité à satisfaire un besoin humain concret, qui est directement liée au travail qui a été nécessaire pour la produire (le travail du menuisier pour créer une table par exemple). Dans l'économie capitaliste, et dans le cadre de la division du travail, le travailleur vend sa force de travail, et le produit de celui-ci, aux propriétaires de moyens de production. Qui va à son tour vendre la marchandise finie, et produire des richesses. Maintenant, que ce passe-t-il quand il s'agit de comparer, pour les échanger au sein d'un même marché par exemple, la valeur de marchandises dont la valeur d'usage est incommensurable (du pain et une table par exemple)? La valeur d'échange, mesure abstraite matérialisée par l'argent, va ostensiblement rendre commensurable des réalités en elles-mêmes incommensurables. L'étalon de cette valeur est le temps de travail, supposé équivalent dans les différents processus de production. Et cet unificateur qu'est l'argent, qui crée des relations abstraites entre marchandises, produit l'apparence que ces relations sont la vie économique concrète, et confine les rapports sociaux réels qui ont produit ces marchandises et les personnes qui les créent, les échangent, les vendent ou se les approprient,  à une simple variable d'ajustement abstraite:


"C'est donc en un sens historiquement bien précis que Marx écrit que l'argent est la réalisation du "système de la liberté et de l'égalité" L'égalité en question est l'estimation arithmétique de la richesse individuelle, sous sa forme monétaire: "cette égalité se pose dans l'argent lui-même en tant qu'argent circulant, c'est-à-dire apparaissant tantôt dans une main, tantôt dans une autre, et indifférent à cette apparition." Dans le cadre du capitalisme, l'égalité nait de la réduction d'une personne à la quantité de richesse abstraite dont elle dispose: "Un travailleur qui achète pour 3 shillings de marchandise apparaît au vendeur sous la même fonction, la même égalité - sous la forme de 3 shillings - que le roi qui en fait autant. Toute différence entre eux est effacée", au point que l'individu, tendant à devenir "individuation de l'argent", se trouve nié dans ses particularités concrètes, possesseur abstrait et simple rouage du procès de valorisation. La marchandise, écrit Marx, "est de naissance une grande égalisatrice cynique", mais elle ne fait que rendre possible la mesure réciproque des richesses créées, en taisant l'inégalité et la justice qui président à leur appropriation.L'égalité est donc celle des hommes en tant que représentants des marchandises qu'ils possèdent, et non celle des individus concrets, de leurs compétences diverses, de leur appartenance à telle ou telle classe sociale. C'est donc le mode de production capitaliste lui-même qui considère les hommes comme "personnifications des rapports économiques"". (Isabelle Garo, Marx, une critique de la philosophie, Seuil, 2000, p. 200).

En ce sens, on constate que toute marchandisation est une marchandisation de l'humain, au sens où elle aliène à l'homme le produit de sa force de travail et le réifie, le réduit à la personnification d'une valeur d'échange abstraite:


"[...] même quand la division sociale du travail se complexifie, le capital représente des valeurs d'usage variées et qualitativement différentes comme quantitativement proportionnelles aux valeurs d'échange. Les relations sociales entre individus prennent la forme de relations (valeur d'échange) entre des objets statiques, autonomes, qui semblent indépendants des individus. La différenciation sociale est ainsi l'envers contradictoire de l'équivalence formelle. La réification entraîne une expérience de privatisation et d'isolement, où les relations d'échange sont hermétiques à l'intervention humaine". (Kevin Floyd, La réification du désir: vers un marxisme queer, Amsterdam, 2013, p. 29).


L'"expression marchandisation de l'humain" est donc, au fond, un pléonasme et n'explique pas pourquoi certaines marchandises (qui touchent au travail sexuel, à la reproduction, ou encore à la commercialisation d'organes humains) paraissent violer un tabou et constituer des marchandises "à part", intrinsèquement scandaleuses. Il est d'ailleurs quelque peu navrant qu'une partie de la gauche s'imagine s'attaquer au "marché" et dénoncer les dérives du capitalisme, alors qu'en distinguant entre une "marchandisation de l'humain" inacceptable, et, implicitement, une autre qui manifestement n'est donc pas "de l'humain" et beaucoup plus acceptable, elle exonère en effet ce dernier, et les rapports sociaux qui le déterminent, de sa responsabilité structurelle dans l'aliénation et la réification de l'humain.

Comme le sociologue Eric Fassin aime à le souligner, cette dénonciation de "la marchandisation de l'humain", s'appuie sur un régime d'exception, au même titre que la fameuse "exception culturelle en France":

"Qu’entendez-vous par « exception sexuelle »?
C’est comme l’exception culturelle : on veut soustraire la culture à la logique marchande. De même, sexualité et reproduction feraient pareillement exception à la logique du marché. La politique abolitionniste de la France vis-à-vis de la prostitution relève ainsi de l’exception sexuelle : il s’agit de soustraire le corps à l’économie. Le sexe n’aurait rien à voir avec l’argent.
Cette position de principe répond à un problème bien réel : l’exploitation. C’est un risque qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main, qu’il s’agisse de la prostitution, de la GPA ou de l’adoption internationale. L’exception sexuelle soulève cependant deux questions.
D’une part, l’exception pourrait bien être une manière de confirmer la règle. Quand on dit: « Pas question que le marché s’impose à la culture », faut-il comprendre que le marché peut régner partout ailleurs ? Ce serait une manière de ne pas toucher à l’ordre des choses, à quelques exceptions près. [...]
D’autre part, la logique de l’exception sexuelle revient à dire qu’il y aurait des domaines impurs, c’est à dire l’économie, et d’autres qui seraient purs et auraient vocation à le rester, comme le sexe ou la culture. Or toute notre expérience montre que ni le sexe ni la culture  n’échappent aux inégalités socio-économiques. En général, la conjugalité est socialement égalitaire. Il y a bien peu d’alliances entre le prince et Cendrillon, entre le milliardaire et la fille des rues – a fortiori l’inverse!" (Sautez dans les flaques, "l'éthique est un luxe")
 Ce type de position conduit immanquablement à reconnaître à l'Etat, au moins implicitement, un rôle d'arbitre du marché, mais seulement dans certains domaines. C'est problématique d'un point de vue antilibéral, puisque cela pose l'aliénation et la réification de l'humain comme des effets accidentels et non essentiels de l'économie libérale. Cela semble aussi problématique d'un point de vue libéral: à partir de quelle règle, ou de quel consensus, déterminer quand l'Etat doit intervenir, et quand il doit laisser faire. La GPA ou la prostitution peuvent impliquer, mais n'impliquent pas toujours, nécessairement, l'exploitation (il existe des GPA dites "éthiques" ou librement consenties, des formes de prostitutions volontaires et même choisies). Mais on peut en dire autant d'à peu près n'importe quelle forme de travail salarié. Dans l'exemple de la réflexion marxienne, le constat de l'exploitation des ouvriers dans les usines a joué un rôle important: doit-on interdire le travail en usine parce qu'il rend pensable l'exploitation, l'oppression de l'homme par l'homme? Il semble qu'abstraction faite de la pluralité des contextes et des applications particuliers, la GPA, ou même la prostitution, ne sont pas nécessairement synonymes, par essence, de tort infligé à autrui.

Mais à vrai dire, la dénonciation de la "marchandisation de l'humain" ne se situe pas, la plupart du temps, sur ce terrain du tort infligé à autrui. Elle semble plutôt se situer dans une tradition morale, plus que politique, qui se préoccupe du tort infligé à soi-même, à sa "dignité", par exemple. Un bon exemple de cette école de philosophie morale, déontologiste (c'est-à-dire qui fixe des absolus moraux qu'on ne saurait outrepasser sous aucun prétexte, comme la dignité humaine), est la pensée kantienne, dont le célèbre impératif catégorique "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen" (Fondements de la métaphysique des moeurs, 2ème section) donne bien le ton.

"Aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre": voilà une proposition qui n'est nullement évidente, et qui est aujourd'hui contestée. Ainsi, en s'inscrivant dans le sillage de la pensée libérale de John Stuart Mill, le philosophe Ruwen Ogien distingue ce type d'éthiques "maximalistes", qui se donne pour rôle de définir, et de proscrire, non seulement ce qui nuit à autrui, mais aussi ce qui nuit à soi-même, d'une éthique "minimaliste", dont plusieurs déclinaisons existent , "progressistes" ou libérales, mais qui ont en commun de limiter le champ d'application du devoir moral à ce qui nuit (ou non) à autrui, laissant à chaque personne la liberté de déterminer par elle-même et pour elle-même ce qui est bon ou mauvais pour elle:

"Quoiqu'il en soit, on pourrait dire, en parodiant une formule bien connue, que toute l'histoire de la philosophie récente donne l'impression de se résumer à un combat contre le minimalisme.
Il me semble qu'on ne se demande pas assez si ce combat est justifié. Existe-t-il vraiment des raisons de ne pas appliquer au domaine des relations entre personnes le principe politique de neutralité à l'égard de ce que chacun fait de sa propre vie du moment qu'il ne nuit pas à autrui?
L'autre, le principal en fait, me parait un peu moins inatteignable. Il est de proposer une justification satisfaisante au minimalisme moral.
Parmi les arguments que j'avance en sa faveur, je mets au premier plan son engagement contre le paternalisme, cette attitude qui consiste à vouloir protéger les gens d'eux-mêmes ou à essayer de faire leur bien sans tenir compte de leur opinion." (Ruwen Ogien, L'éthique aujourd'hui: maximalistes et minimalistes, Gallimard, 2007).
A noter que l'éthique maximaliste ne se borne nullement à sa formulation déontologiste kantienne: on en trouve des équivalents célèbres dans l'éthique des vertus (la "nature" aristotélicienne, beaucoup plus chère à la Manif pour Tous que l'impératif catégorique kantien) et les éthiques conséquentialistes. 

Et plus j'y pense, plus j'estime que c'est cette notion de devoir moral envers soi-même, qui est au coeur de la mobilisation contre la GPA, et non le risque hypothétique d'une "oppression" ou d'un "esclavage" des femmes porteuses.

Si en effet on se situe dans une optique antilibérale, et qu'on estime que toute forme de travail salarié, dans le cadre de l'économie de marché actuelle, est traversée structurellement par des rapports d'exploitation, pourquoi accorder un statut spécifique, de "super exploitation", à la GPA (la prostitution, la pornographie, etc...)? N'est-ce pas déguiser sous les allures d'une critique politique "objective" une conviction morale subjective, au risque de combattre un symptôme de l'exploitation de classe plutôt que ses causes? 

Et si on se situe dans une optique libérale, et qu'on estime que le travail salarié "ordinaire", qui en d'autres temps ou pays a pu prendre la forme d'une exploitation à la limite de l'inhumain, voire de l'esclavage pur et simple, est arrivé dans notre pays à un point d'équilibre sinon absolument satisfaisant, du moins très vivable, pourquoi refuser par principe la possibilité d'un tel point d'équilibre pour la GPA? Si on a confiance en la loi pour l'interdire, je n'arrive pas à comprendre pourquoi on n'aurait pas confiance en celle-ci pour en réguler l'application, pourquoi ce serait tout ou rien. Le problème ne serait pas tant la marchandisation de l'humain contre son gré, que la marchandisation contrainte (certes, dans certains cas, en matière de prostitution par exemple, il peut sembler techniquement difficile de toujours distinguer entre les situations contraintes et celles volontaires, et je peux entendre, je n'en sais rien, qu'on puisse argumenter au nom de la prudence, y compris dans le domaine de l'action policière et juridique, mais ça ne justifie pas à mes yeux d'identifier purement et simplement, par principe, exploitation et prostitution et exploitation, alors qu'il existe une prostitution volontaire, et même des prostituées volontaires et militantes féministes, qu'on silencie de fait sur leur propre vie).



Je ne suis pas juriste, et beaucoup de questions m'échappent, mais sur le peu que j'ai lu ou entendu, j'ai l'impression que l'enjeu véritable réside moins dans ces risques d'exploitation qu'une certaine conception du droit, qui l'aligne sur une certaine lecture morale des relations sociales et sur une certaine conception de l'homme.

Avec pour conséquence paradoxale qu'au nom de leur liberté, et contre le risque qu'elles soient exploitées et aliénées à elles-mêmes, on va interdire à des personnes de se conduire comme elles l'entendent, on va les déposséder a priori de leur discernement propre, et ... les aliéner à elles-mêmes.

C'est vrai pour beaucoup de débats contemporains. De manière à mon avis imbécile, Jean-Paul Brighelli a écrit dans une tribune publiée hier par Le Point, à propos des étudiantes voilées: "Et la véhémence de ces jeunes filles à affirmer leur "liberté" est le signe même de leur aliénation." Personnellement, je me réjouis de voir ces étudiantes avoir aussi la liberté de poursuivre des études supérieures. Et leur interdire le voile me parait doublement problématique. Soit en effet son port leur est imposé, et ce qui risque de se passer, c'est que ceux qui leur impose ne les laisseront plus s'inscrire à l'Université. En prétendant combattre une oppression, on en aura créé une autre. Soit elles portent le voile de leur plein gré, en toute liberté morale, et il y a un paradoxe considérable, pour ne pas dire un paternalisme absolument puant, à prétendre limiter leur liberté au nom d'une liberté supposément meilleure qu'on aura choisi à leur place. D'autant qu'il existe un mouvement croissant de femmes voilées qui tentent de resignifier le port du voile dans une perspective féministe, contre l'oppression patriarcale traditionnelle, en Occident comme dans les pays arabes, et contre le racisme postcolonial qui se dissimuler souvent derrière le discours intégrationniste.



Autre exemple de dérives liées au "devoir envers soi-même": la manière répugnante et abjecte dont certaines personnes se croient en droit, parfois très explicitement et démonstrativement, de mépriser les gens en surpoids, ou les alcooliques, au motif qu'ils "ne se respectent pas eux-mêmes". D'une part, qu'en savent-elles? D'autre part, c'est souvent oublier fort commodément de faire la part de phénomènes d'addiction qui sortent du cadre moral, pour écraser les personnes au nom d'un modèle de réussite personnelle qui n'est pas nécessairement le leur, mais qui valide implicitement et a contrario les choix de vie du "juge", une démarche somme toute pas nécessairement morale.

En fait, le problème principal du "devoir de ne pas se nuire soi-même", c'est qu'il est souvent instrumentalisé pour déroger au "devoir de ne pas nuire aux autres", ce que John Stuart Mill appelle "la police morale" et Ruwen Ogien "le paternalisme". Or, même si l'on adopte une perspective éthique maximaliste, il parait clair que ces deux devoirs ne sont pas équivalent, et que le second l'emporte moralement sur le premier, qu'ils sont "asymétriques" (exemple simple: on peut aisément convenir de la moralité de l'acte de se sacrifier pour autrui. Il apparaît beaucoup plus difficile d'approuver celui de sacrifier les autres pour soi-même).

Un autres problème de ce devoir, c'est qu'il n'est jamais vraiment envers nous-mêmes. En effet, derrière "nous-mêmes" se cachent souvent des principes abstraits, censés garantir la morale dans son ensemble, la fonder: la Dignité, la Liberté, la Nature, la Raison, l'Altérité, la Nation, Dieu (si on tient absolument à l'identifier à un principe moral)... Il ne s'agit au fond pas tant de notre volonté propre, et de ce qui est bon concrètement, de manière perceptible, pour nous, mais d'enjeux censés transcender ces considérations individuelles.

On peut s'interroger sur la légitimité de cette démarche de vouloir "fonder" à tout prix la morale. Par exemple, les catholiques qui défendent la notion de "loi naturelle" reconnaissent parfois qu'elle a quelques inconvénients, mais pour rétorquer immédiatement qu'elle est indispensable, parce que sans elle, on ne peut penser la disposition innée des hommes à poser des choix moraux, parce qu'on ne peut pas "fonder la moral", et que cela implique toutes sortes de conséquences plus ou moins catastrophiques: l'hédonisme, le relativisme moral, la barbarie, le "totalitarisme", etc.

Je ne pense pas que les choses fonctionnent vraiment comme ça. Cela fait longtemps que je ne le pense plus, et la lecture de Ruwen Ogien cette semaine, qui récuse aussi cette démarche "fondationnaliste", m'a conforté dans mon point de vue. En effet, on constate tous les jours que le pluralisme des conceptions morales n'empêche pas de se retrouver sur un certain nombre d'intuitions: qu'on soit arétiste, déontologiste ou conséquentialistes, chrétien, musulman, bouddhiste ou athée, qu'on croit que les dispositions morales dépendent du contexte du moment, du caractère de la personne, ou de principes profondément ancrés en chacun de nous, on valorise au quotidien des pratiques de compassion, de révulsion par rapport à certains crimes ou comportement, d'honnêteté, souvent assez comparables, à une époque et dans une société donnée. Ce qui ne suffit pas à démontrer des principes universels: on constate que des choses qui étaient considérées immorales autrefois (l'homosexualité, la masturbation, le mariage entre personnes de race différente, le pluralisme religieux) sont beaucoup mieux acceptées, et que des choses autrefois permises (le racisme, certaines violences familiales...) ne le sont plus. Et cela n'empêche pas non plus un certain nombre d'écarts et de malentendus, dans les théories morales des uns et des autres, voire dans les intuitions. Mais pourquoi vouloir surmonter ce pluralisme, plutôt que de considérer que la coexistence de plusieurs théories, en concurrence certes, qui se corrigent et se mettent perspectives les unes les autres, peut être une opportunité, et un moyen d'affiner et de faire progresser les intuitions morales communes? 

"Mais pourquoi faudrait-il chercher à "fonder la morale"? Pourquoi faudrait-il penser qu'on devrait faire plus, ou qu'on pourrait faire plus, qu'essayer d'améliorer un peu nos croyances morales par la critique philosophique, en éliminant les plus absurdes et les plus chargées de préjugés?" (Ruwen Ogien, L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Grasset, 2011)
Je n'y connais rien, mais dans les sciences "exactes", cette coexistence de théories parfois contradictoires (ainsi, j'ai cru comprendre que la théorie de la relativité et celle quantique étaient toutes deux indispensables à la science actuelle, et pourtant s'excluaient mutuellement) n'empêche pas d'obtenir des résultats, et beaucoup de résultats. J'avais d'ailleurs tenté, dans un précédent billet, une analogie comparable, entre la puissance explicative des théories scientifiques, et une puissance inclusive (le maximum de vies rendues vivables) que j'appelai de mes voeux dans les théories morales. Et dans un autre billet, plus récent, j'ai tenté de valoriser le rôle moral de l'empathie, non pas comme "principe", comme certains ont semblé le penser, mais comme organe sensoriel (l'enjeu étant pour moi de me distancer de certaines éthiques minimalistes, par exemple libertariennes, qui réfutent même le caractère moral de l'assistance à des personnes en danger. Mais ce sont des problèmes auxquels je réfléchis depuis trop peu de temps, et que je dois encore beaucoup développer et approfondir).

Au passage, on reproche parfois à l'éthique minimaliste de Ruwen Ogien d'exclure implicitement de ce pluralisme éthique les morales maximalistes. Il me semble que la règle commune "minimale" de ne pas nuire à autrui suffit à résoudre en grande partie cette difficulté: sont exclues les morales qui contraignent autrui contre son gré, et donc lui nuisent (au hasard et presque sans arrière-pensée: des morales qui condamneraient les actes homosexuels au prétexte qu'ils "dénatureraient" la vocation profonde de la personne homosexuelle, et appelleraient à restreindre les droits de celle-ci "pour son propre bien". Il est possible que de telles morales existent: on trouve vraiment n'importe quoi, en ces temps décadents de relativisme moral ;-) .)

Autre difficulté: Ogien se situe dans une perspective laïque, où le thème de la relation à Dieu est méthodologiquement exclue de la réflexion morale. Moi, je suis chrétien, et je ne peux pas ne pas aborder ce thème. Et c'est peu dire que de rappeler que l'éthique minimaliste n'enthousiasme guère les théologiens catholiques:

 "Le sujet moral s’identifie aux besoins et aux intérêts immédiats de l’individu, et même comme certains éthiciens le prétendent un tel sujet n’a d’ailleurs aucun devoir envers lui- -même. Il doit jouir de soi, valoriser ses tendances, surtout ne pas les plier à des règles contraires à leur élan. Mais s’agit-il encore d’un sujet moral? N’avons-nous pas à faire plutôt à un sujet d’avant le sujet, à un individu centré sur le souci de soi et de la satisfaction de ses intérêts, évitant tout au plus de “ne pas nuire à autrui”, selon la formule à vrai dire assez vague de John Stuart Mill qui frise l’indifférence aux situations d’autrui, et donc à son sort. Degré zéro du sujet par conséquent, si l’on soutient l’idée qu’un sujet n’est digne de ce nom que s’il assume ses actes devant les autres et que s’il se veut aussi responsable de la relation avec autrui, en assumant par conséquent la haute charge éthique et politique." (Paul Valadier s.j., "Le sujet moral ébranlé").


Pour ma part, je ne crois pas que l'option éthique minimaliste induise nécessairement  "l'indifférence aux situations d'autrui" et "l'individu centré sur soi et sur la satisfaction de ses intérêts". Ces approches, disons maximalistes, de l'éthique minimaliste existent certes. J'aurais plutôt une approche, disons minimaliste, de l'éthique minimaliste, qui reste centrée sur le souci d'autrui ("l'empathie" dans mes précédents billets), mais qui valorise, plus à mon avis que les éthiques maximalistes, souvent intrusives et phagocytes, l'inviolabilité du discernement personnel d'autrui, tant qu'il n'est susceptible de ne nuire qu'à lui-même (pas toujours aisé à déterminer dans certains cas, je le reconnais).

Pour revenir à l'aspect proprement chrétien du problème, il est certes incontournable de raccorder cette éthique minimaliste à la relation personnelle à Dieu, et à la responsabilité du pécheur envers Lui. Responsabilité qu'on identifie traditionnellement à ce devoir moral envers soi-même (ainsi, la convergence des interdits moraux et religieux du suicide, de la masturbation, de la pornographie, de la prostitution...), avec pour conséquence de ramener finalement Dieu à une sorte de principe moral universel. Il me semble pour ma part, de même qu'on sépare usuellement la catégorie spirituelle du péché (envers Dieu) de celle morale de la faute (envers autrui), qu'il serait très souhaitable de distinguer au maximum la question spirituelle du discernement individuel de notre vocation et de notre relation à Dieu, de celle philosophique de la définition et du contenu normatif de la morale commune, en gardant bien sûr à l'esprit cet impératif minimal de ne pas nuire à autrui. En effet et comme je l'écrivais dans un billet précédent, Dieu ne veut pas toujours pour les uns ce qu'il veut pour les autres, parfois il me demande le contraire de ce qu'il demande à autrui, et comme certains prophètes et martyrs devraient pouvoir le confirmer, cela passe parfois par des expériences très dégradantes humainement. L'unicité et la singularité inaliénable de chaque vie, et de chaque discernement individuel, est à mon avis la limite dirimante de toute morale maximaliste: comment poser des normes au devoir envers soi-même, alors que toutes les vies, dans leur richesse et leur originalité et leurs paradoxes, n'ont pas été encore vécues? L'une des fonctions de la morale est de penser des règles ou des principes de conduite universalisables. Je ne crois pas qu'on puisse définir rationnellement des normes universalisables dans la relation à Dieu, qui déborde toujours des principes communément admis à une époque, et ne cesse de les surprendre et les déplacer.



Pour conclure quand même par quelques mots sur la GPA, je n'ai pas du tout suffisamment suivi la question pour avoir une opinion ferme. Peut-être (ou peut-être pas), que sa légalisation conduirait à violer la règle minimale "ne pas nuire à autrui. Ou à l'inverse que c'est (ou non) son interdiction qui aboutit à ce résultat. Je n'en sais rien. Par contre, en cohérence avec ce qui précède, je refuse les argumentaires du genre "on ne fait pas ce qu'on veut de son corps" ou qui se revendiquent d'une source unique de la morale, sur laquelle le droit et les institutions devraient s'aligner. Je dois dire également que je revendique pour ma part une conception positiviste du droit, qui s'adapte aux évolutions sociales et morales, plutôt qu'une conception jusnaturaliste, qui aligne son élaboration sur un certain nombre de principes moraux/éthiques supposés intangibles. Pour moi, on ne connait pas les principes de la morale: on doit les redécouvrir constamment. Ce qui ne dispense pas de les chercher éventuellement, mais sans croire les avoir déjà trouvés et pour toujours.

Et par pitié, cessons de brandir à tout va ce concept de "marchandisation de l'humain" qui est incohérent sur le plan de la critique économique et politique, et ambigu sur celui de la morale, et qui a finalement moins pour effet d'éclairer le débat que d'entretenir une "panique morale", suivant là encore le mot de Ruwen Ogien. D'être en somme un épouvantail.

vendredi 12 septembre 2014

Les tensions organiques qui traversent le catholicisme


Le site A la table des chrétiens de gauche vient de publier un article de Vincent Soulage, qui tente, à partir du constat d'une "fracture" dans le catholicisme, de dresser une cartographie des tendances idéologiques dans l'Eglise.

Ce schéma est à la fois intéressant et éclairant, et a le mérite de tenter (sans pour autant y parvenir complètement) de dépasser les polémiques inter-personnelles de ces dernières semaines, auxquelles il réagit. Et je m'y retrouve pour une grande part.

Il me semble cependant appeler quelques remarques et interrogations, de la part du certes non-spécialiste que je suis:

- Sur le principe d'une bipartition idéologique du catholicisme:

Si cette bipartition n'est pas nouvelle, et si on la retrouve sous la plume de très grands noms du catholicisme (ainsi Timothy Radcliff parle en un sens assez proche de l'opposition entre les catholiques de la Communion et ceux du Royaume), elle me semble avoir pour inconvénient, en termes de modélisation des différentes tendances du catholicisme, de marginaliser la norme et de normaliser les marges. Ces tendances, "ouverture" et "identité", se révèlent avec une netteté toute particulière chez ceux qui ne se satisfont pas de l'état actuel de l'Eglise. Ainsi, ceux qui pensent que les "dérives" d'après le Concile et la tentation de l'enfouissement rendent nécessaire un aggiornamento à l'envers, qui ont été "déçus" par le bilan du pontificat de Benoit XVI, et qui rongent un peu leur frein depuis l'élection du pape actuel. En gros, une bonne partie des "traditionnalistes", donc.Et à l'inverse, ceux qui se sont réjouis de l'élection de François mais sont mitigés quand aux mesures concrètes de son pontificat, qui s'inquiètent de l'oubli de l'"esprit" de Vatican II, et d'un certain verrouillage idéologique et théologique du discours de l'Eglise depuis Jean-Paul II. Mais entre les deux, il y a aussi ceux, qui ne sont pas, de loin, les moins nombreux ni les moins influents, qui se satisfont tout à fait du statu quo actuel et qui estiment qu'il n'y a rien, ou assez peu, à changer dans le discours et le fonctionnement actuel de l'Eglise (et dans lesquels je rangerais plutôt, pour ma part, l'abbé Grosjean, quoique sans doute sur l'aile droite de cette tendance).

Il est en soi assez symptomatique (et tout de même un peu fort de café) que ce schéma arrive à faire apparaitre certains acteurs particulièrement influents du catholicisme français, dans lesquels une majorité des évêques, des prêtres et des laïcs semblent se reconnaitre, comme des quasi-marginaux écartelés entre deux factions dans lesquels ils ne se retrouvent pas vraiment, comme certains commentaires en dessous du billet de Vincent Soulage le montrent. Et de les placer en position de neutralité ou de dépassement, alors qu'ils ont leurs propres intérêts et discours idéologiques qui ne vont souvent nullement de soi, et qui ont pour corollaire que le statu quo n'est nullement un synonyme automatique de convergence, de moindre mal ou de plus grand bien.

Je préfère pour ma part, dans la continuité d'un observateur, certes extérieur et plutôt hostile, mais très fin, du fonctionnement institutionnel et idéologique de l'Eglise, et qui est l'intellectuel marxiste Antonio Gramsci (1891-1937), m'appuyer sur une lecture tripartite des lignes de partages politiques à l'oeuvre dans l'Eglise. Comme je le montrais dans un précédent billet, cet auteur distingue trois "tendances organiques" du catholicisme: le "modernisme", qui correspondrait au catholicisme "d'ouverture" (en terme d'"ouverture à la modernité", pas nécessairement de contenu) d'aujourd'hui, "l'intégrisme" (qui correspondrait au catholicisme "d'identité"), et le "jésuitisme" (dont le nom n'est pas forcément adéquat aujourd'hui en tout cas, mais qui correspondrait à la compréhension d'elle-même qu'a à un moment donné l'institution écclésiale, et au statu quo):

"Une autre différence est que Gramsci prend en compte aussi les différenciations qui se manifestent au sein d’une même religion sur la base d’orientations idéologiques non réductibles au conflit entre les classes : il s’insurge contre la tendance à «trouver, pour chaque lutte idéologique qui s’est déroulée à l’intérieur de l’Église une explication immédiate, primaire, dans la structure». Par exemple, l’existence de courants modernistes, jésuitiques ou intégristes au sein de l’Église catholique, ne saurait être expliquée directement en termes économiques ou sociaux. Les premiers, une sorte de «gauche» de l’Église, favorable à la démocratie et même, parfois, au socialisme modéré, ont crée la démocratie chrétienne ; les derniers, partisans de la monarchie, se réclamant du Pape Pie X, ont fondé le Centre catholique en Italie et l’Action française; quand aux jésuites, ils forment le «centre» qui contrôle l’appareil de l’Église et le Vatican (notamment avec Pie XI), et dont l’influence sociale s’exerce à travers l’Action Catholique et l’appareil scolaire catholique. Gramsci reconnaît aux  jésuites un rôle décisif comme facteur d’équilibre au sein de l’Église, agissant pour neutraliser les deux tendances plus radicales, et pour adapter, de forme «moléculaire», la culture catholique aux défis de la modernité. Il est intéressant de noter que la revue de la Compagnie de Jésus, Civilita Cattolica, était la principale source d’information sur l’Église pour Gramsci dans la prison. Dans différentes notes il examine comment le Vatican, soutenu par les jésuites, a mené la bataille d’abord contre les modernistes, avec l’encyclique Pascendi, pour ensuite s’attaquer aux intégristes de l’Action française, et imposer la réconciliation avec la République." (Michael Löwy, "Marxisme et religion: Antonio Gramsci").
En se tenant à une bipartition stricte "catholicisme d'ouverture"/"catholicisme d'identité", et bien qu'il ait retravaillé son schéma pour rendre davantage visible une continuité et des zones de gris, Vincent Soulage gomme purement et simplement le pôle idéologique qui correspond le mieux au consensus, à la "norme" catholique du moment, et aboutit au constat d'une "fracture" statique, là où à mon avis on a affaire à un conflit dynamique et dialectique de tendances organiques (et sans doute indépassables en ce bas monde).

- Fracture statique ou tension dynamique?

A mon sens, l'Eglise avance (en bien ou en moins bien) du fait de ses divisions, autant qu'elle semble ralentie et menacée par elles. Comme je l'écrivais dans mon billet sur Gramsci et l'unité de l'Eglise:

"Du point de vue de Gramsci, toute l'efficacité de l'Eglise catholique en tant que bloc social hégémonique repose sur sa capacité à imposer une unité de surface aux différents courants qui la composent (intellectuels/"simples", modernistes "jésuites", intégristes) au moyen de deux outils: la discipline, qui tient en respect les intellectuels dissidents, et une forme lente de progressisme, qui suit les évolutions de la société suffisamment rapidement pour ne pas décrocher, mais pas assez pour que les changements qu'elle imprime de ce fait à sa doctrine deviennent visibles:[...]

 S'il me semble, d'une part, que Gramsci exagère le rôle idéologique et l'influence de la Compagnie de Jésus au sein de l'Eglise (et qu'il oublie sa suppression temporaire), et s'il est certain, d'autre part, que les jésuites ont énormément changé depuis le milieu du vingtième siècle et ne jouent plus depuis bien longtemps cette fonction de "résistants" idéologiques qui était la leur à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, on constate que plusieurs décennies avant le Concile Vatican II, on observait déjà cette partition tripartite des catholiques en trois blocs idéologiques: l'un social et progressiste, le second intransigeant et réactionnaire, et le troisième partisan du statu quo et de la "cohérence", une fracture dans la conception de ce que sont ou devraient être la foi et l'Eglise, que d'aucuns ramènent trop souvent au dernier Concile. On constate également que si cette tripartition demeure, les contenus qu'elle délimite  glissent avec le temps vers la droite, et qu'ainsi ce qui était la position "moderniste", du bloc d'ouverture, la promotion de la "démocratie chrétienne", est actuellement défendue par celui du statu quo, "jésuitique" au sens de Gramsci. Ce qui signifie que le centre de gravité doctrinal de l'Eglise, souvent présenté comme intangible et "constant", change avec le temps et les évolutions sociales et intellectuelles."

Cette avancée ne va d'ailleurs pas inexorablement dans le sens de "l'ouverture" et de la "modernité", mais est le résultat de l'évolution des rapports de force sociaux et idéologiques dans l'Eglise (ce qui ne signifie pas qu'elles ne puissent pas, en même temps, manifester l'oeuvre de l'Esprit Saint: dans son livre Histoire et théologie de l'infaillibilité de l'Eglise, dont j'ai tenté sur ce blog un compte-rendu, Bernard Sesboüé rappelle que les dogmes sont souvent eu pour fonction première de surmonter des crises, et généralement suivant une approche médiane, intégrant des points de vue des différents camps sans les reprendre totalement). Ainsi, parce que les catholiques progressistes n'ont pas su dépasser certaines des questions portées par le catholicisme d'identité, et ont trop délaissé, dans leur discours du moins, certains aspects importants de la vie de l'Eglise, ils se sont fait progressivement supplantés par les catholiques d'identité. Inversement, il me semble que s'appuyer comme le fait le Père Grosjean sur la partition actuelles des tendances entre générations (les "vieux"progressistes et les "jeunes" tradis") n'a pas de  sens. L'important n'est pas tant de savoir  ce que pense et croit la génération actuelle que de déterminer si elle a intégré et dépassé les questions que se posait la précédente (ce que je trouve personnellement très douteux). Si ce n'est pas le cas, c'est ma conviction que le catholicisme "d'ouverture" reviendra à un moment ou un autre en force, alors que les idées de la jeune génération catholique d'aujourd'hui vont de plus en plus se figer et se scléroser (et incidemment, il faudrait aussi que certains arrêtent de mette systématiquement le "social" du côté des catholiques d'ouverture et les questions éthiques et spirituelles du côté de ceux d'identité. Un site tradi qui disserte sur le principe de subsidiarité ou lance une quête pour les chrétiens d'Orient ou qui s'intéresse aux questions d'écologie montre son intérêt pour le social. Un catholique qui défend le mariage pour les personnes de même sexe au nom de sa compréhension de ce qu'est la vocation chrétienne de chacun et l'appel à la sainteté place les questions d'éthique au centre de son engagement "d'ouverture").

Il est vrai également que les composantes internes à chaque tendance sont pas nécessairement figées, ni complètement identifiables à sensibilités politiques laïques et s'ordonnent et se réordonnent  suivant les époques et les enjeux. Sur le mariage pour les personnes de même sexe, on a vu des catholiques clairement de gauche rejoindre la Manif pour tous et le statu quo, et des catholiques de droite se revendiquer de positions d'ouverture, et même jouer un rôle moteur dans leur reformulation.

L'exemple historique de l'Eglise au début du 20ème siècle, donné par Gramsci, est d'ailleurs édifiant: d'une part parce qu'on retrouve avant Vatican II des clivages comparables à ceux actuels, ce qui montre que si ce Concile les a déplacés et cristallisés, il est loin d'être à leur origine. D'autre part, qu'ils ne sont pas indissolublement lié à tels ou tels contenus. Le statu quo actuel, et même une partie du camp traditionnaliste, a intégré, voire dépassé, une bonne partie des revendications des modernistes de l'époque. La tripartition demeure. Elle présente un caractère structurel, au delà des polémiques conjoncturelles qui l'entretiennent et la font évoluer. Que dans cent ans l'Eglise revienne à avant Vatican II sur le plan des dogmes ou des rites, ou au contraire autorise l'avortement, le mariage pour les personnes de même sexe et l'ordination des femmes, ou qu'elle reste strictement identique à ce qu'elle est actuellement, institutionnellement et doctrinalement, je pense que des tensions internes similaires subsisteront.

Car pour les catholiques que nous sommes, il ne s'agit pas seulement de se placer dans une perspective déductive par rapport au dépôt de la foi, de se mettre en "cohérence" avec lui. Il y a aussi un aspect inductif qui doit être intégré, et qui est lié à l'apparition de nouvelles questions, ou de nouvelles perspectives sur des questions anciennes, du fait des évolutions sociales et scientifiques, et des problèmes inédits qui s'imposent à la conscience de tel ou tel. En ce sens, ça n'a pas de sens de déclarer, comme le fait l'abbé Grosjean, que telle tendance idéologique du catholicisme est plus ou moins "cohérente": la cohérence se définit aussi par rapport à soi-même, et nait de l'adéquation des choix d'une personne à ce qu'elle comprend de l'enseignement de l'Eglise d'une part, et à sa conscience d'autre part, ce qui ne peut se juger aisément au for externe, et ne dépend pas en soi de l'adhésion formelle à telle ou telle "faction": on trouve des compréhensions "cohérentes" et "incohérente" de ce que signifie être catholique dans chacune des trois tendances que j'ai définies.

- la question de la coexistence

Quand on évoque les tensions dans l'Eglise, on voit souvent des réactions, et cela a été le cas pour ce billet de Vincent Soulage, qui appellent à ne pas se focaliser sur les clivages et à les dépasser au nom de l'unité/du dialogue/du Christ et. Si je m'associe sur le principe à la volonté de dédramatiser autant que possible les conflits (ce qui est malheureusement beaucoup plus facile à dire qu'à faire, et parfois la meilleure solution est le repli pur et simple: les conflits interpersonnels sont rarement seulement idéologiques, et impliquent aussi des questions de personnalité, des divergences dans le mode de vie, la façon d'être, l'éducation etc. ou des comportements qui ne sont pas acceptés d'un côté ou de l'autre. Mon expérience est d'ailleurs que ce n'est pas nécessairement entre les personnes qui ont le moins en commun idéologiquement que l'hostilité est la plus forte), je voudrais cependant mettre en garde contre le risque qui consiste à confondre retour à l'essentiel, convergence et dialogue d'une part et injonction à respecter le statu quo et à rentrer dans le rang d'autre part. Il y a des conflits auquel j'ai participé dont je ne suis pas nécessairement fier, même quand je pense que mon point de vue y était le plus juste. Pour autant, s'il s'agit de minimiser, ce qui peut arriver, tel ou tel enjeux humain ou de compréhension de la foi chrétienne pour préserver une certaine qualité d'ambiance, c'est non, désolé. J'ai certainement à travailler davantage cette question de la dédramatisation. Mais ces divisions idéologiques ne sont pas que des fractures, ou précisément, des "divisions": elles constituent aussi des signes des temps, qui contribuent à rendre vivante ce que l'Eglise appelle sa "Tradition", elles sont notre manière de contribuer à l'aider à affronter les questions nouvelles apportées par chaque époque. Je pense, non seulement qu'on ne peut totalement les dépasser, mais que ce n'est pas forcément un service à rendre à l'Eglise. Et je ne crois pas respecter davantage telle ou telle position adverse en taisant ce qui en elles me parait heurter ma conscience et ma foi et en faisant semblant, au nom d'une paix superficielle et factice. A charge pour moi, il est vrai, de comprendre et d'accepter que tel ou tel puisse me rendre la pareille.

lundi 18 août 2014

Ma lecture de Nos Limites, de G. Bès, M. Durano et A. Rokvam


Au terme des quelques 110 pages de ce manifeste, qui ne m'a, il faut bien le dire, guère convaincu ni même vraiment déplacé, il me semble que ce qui m'y a le plus déçu, de manière paradoxale compte tenu de son titre et de ses dernières lignes sur le retour à la terre et le rapprochement étymologique qu'elles esquissent entre "humus" et "humilité", est la superficialité de la réflexion sur les notions d'enracinement et de limites. Les quelques heures consacrées à cette lecture, et à l’écriture de ce billet,  auront au moins eu pour bénéfice de m'inciter, par réaction, à me situer de manière plus précise et réfléchie qu'auparavant par rapport à ces deux termes.

1) L'enracinement

- Il s'agit d'une revendication constante dans ce texte: une post modernité techniciste, prométhéenne et "libérale-libertaire" nourrirait le projet fou d'"arracher" l'homme à ses déterminismes, à son histoire, à son héritage, au nom d'une émancipation posée comme ultime absolue, nourrie par l'exaltation du désir dans sa composante la plus subjective, et la recherche du profit. Avec pour conséquences diverses dérives techniques (comme l'intelligence artificielle, les OGM), éthiques (la GPA, l'euthanasie), philosophiques (l'antispécisme, la queer theory), économiques (les inégalités, la consommation effrénée), écologiques (l'appauvrissement des ressources naturelles)... A celle-ci, il conviendrait d'opposer une humanité "enracinée" et solidaire, à la fois respectueuse de son environnement et de la dignité du vivant:

"Notre intuition est simple: l'être humain ne saurait s'épanouir, ni mêmesubsister, sans reconnaître humblement sa finitude, c'est-à-dire sans accepterles limites de sa condition. Aussi lui faut-il consentir à voir ses désirscirconscrits par la nature et la société. Des règles simples, stables et clairesfavorisent la vie commune: elles tempèrent les appétits individuels pour mieuxrapprocher les personnes. Elles rythment, organisent, donnent sens etconsistance à la vie sociale. En effet, "l'homme ne s'improvise pas": il a besoind'enracinement et de fidélité, de normes intelligibles et fermes, pour n'êtrepas fétu balayé par le vent." (p. 9)

Très bien. J'ai cependant un peu de mal à concilier les nombreux rappels de l'être humain à ses origines, à ne pas céder à l'illusion d'une émancipation qui l'arracherait à ses déterminismes, à son cercle d'origine et à son histoire, qui rythment ce livre, avec l'affirmation d'un soulèvement "spontané" de "quelques centaines de jeunes citoyens", "lassés par le cirque médiatique et politique qui hystérise au lieu de clarifier" (p. 7) et qui refusent d'enfermer leur cause dans une case, cherchant le bien commun au delà des clivages et des querelles partisanes" (p. 8).

Cette "spontanéité" fait sourire, tant ces premières pages apparaissent rhétoriques. J'ai quand même bien l'impression que les réseaux constitués lors des deux précédentes manifs pour tous, qui ont eux-mêmes fortement bénéficié des mailing lists et des moyens de nombreuses paroisses et associations confessionnelles, sans parler de l'appui constant et enthousiaste d'une grosse partie de la cathosphère, n'ont pas eu une influence nulle, ni même mineure, dans la genèse des veilleurs, et qu'on pouvait déceler derrière les tous premiers rassemblements une volonté tout à fait centralisée et identifiable de reprendre la main, après les débordements du Printemps français et du GUD. Mais disons que c'est de bonne guerre. Ce qui me dérange davantage, c'est cette prétention à s'arracher à ses propres déterminismes, à sa propre culture, à son propre milieu, pour délivrer un discours à la fois neuf, au dessus des partis, et au plus près de notre "nature" commune, universel en somme.

- En fait de refus des cases et des clivages, difficile de ne pas relever, dans ce manifeste, un certain nombre d'idiosyncrasies et de topoi qui évoquent irrésistiblement des courants d'idées anciens et bien connus, plutôt situés à droite de la droite. La tentatives de dépasser les clivages droite/ gauche, de concilier sensibilité à la tradition et à la terre d'une part, et préoccupations sociales de l'autre, ça s'est vu dans les années 1930, avec le Cercle Proudhon, qui tentait une convergence entre Action Française et syndicalisme, après la guerre, avec la Cité catholique puis Ichtus, ou encore, dans un cadre distinct du traditionalisme catholique, avec la Nouvelle Droite (et ces tentatives semblent soit dit en passant n'avoir jamais donné de résultat politique vraiment convaincant jusqu'ici). La référence à Gramsci à contre-emploi, qui non seulement est présente dans Nos Limites, mais constitue une des lectures les plus célèbres et souvent citées des Veilleurs, parait quasiment codée tellement elle a été ressassée depuis des décennies dans certains milieux très à droite: on la retrouve chez Jean Ousset, chez Alain de Benoist... L'adjectif "intégrale", dans "écologie intégrale", évoque le "nationalisme intégral", le "catholicisme intégral", mouvements tout de même fort situés et connotés historiquement (et disons que sous la plume d'un spécialiste de Bernanos, il me parait très difficile de croire que l'emploi de ce mot précis soit le pur fruit du hasard). L'organicisme social prôné par le manifeste puise de toute évidence aux mêmes sources. Même l'intérêt pour l'écologie n'a rien d'une rupture: ainsi, le politilogue Stéphane François, spécialiste des droites radicales, aime-t-il souvent rappeler que la thématique écologique y est très présente (y compris dans des mouvements beaucoup à droite encore que ceux que j'ai cité) du fait notamment des confluences sémantiques avec la nature romantique ou völkisch, le retour à la terre, etc. Il va jusqu'à dire qu'à ses origines, l'écologie relèverait d'un imaginaire de droite et anti-moderne (pour ma part, je trouve difficile de se dispenser aujourd'hui d'une réflexion écologique sérieuse, mais cela n'exclut pas de garder à l'esprit les implications idéologiques de certaines "évidences"). Enfin, plus près du catholicisme moins explicitement politisé, cette écologie "intégrale" évoque immédiatement l'écologie "humaine" de Benoit XVI, d'autant plus quand on connait le soutien apporté par l'Eglise catholique au mouvement
des Veilleurs. Il est donc étonnant que les écrits et les propos du pape sur cette question ne soient pas cités une seule fois, ne serait-ce que pour s'en distinguer.

Il m'est donc tout à fait impossible de souscrire à la remarque du blogueur catholique Charles Vaugirard (qui pourtant ne manque pas de connaissances en histoire des idées politiques), dans sa propre recension de Nos Limites sur le webzine Les Cahiers Libres, lorsqu'il écrit que "ce texte et ses auteurs sont absolument inclassables politiquement", tant ils semblent reprendre avec application le cahier des charges d'une stratégie bien rodée depuis fort longtemps dans la droite conservatrice. Ce qui en soit n'empêche pas que le texte pourrait être par ailleurs (bien que ce ne soit malheureusement pas mon avis ici) de qualité. Soit effectivement cette pensée s'enracine dans une tradition conservatrice, mais la transfigure pour penser quelque chose de tout à fait nouveau: mais encore conviendrait-il de le montrer en commençant par se situer honnêtement par rapport à celle-ci, pour montrer les points de continuité et de rupture. Soit elle en est purement et simplement une nouvelle expression remise au goût du jour, et ce n'est pas nécessairement honteux: cette tradition a produit quelques ouvrages d'une grande qualité intellectuelle. Mais cette manière de prétendre réinventer l'eau chaude, de faire semblant de ne pas voir ce qui relève tout de même de codes politiques assez évidents, ne peut qu'indisposer le lecteur qui n'est pas déjà acquis à la cause des auteurs et qui n'est pas complètement néophyte en histoire, et lui donner le sentiment d'être manipulé, ce qui n'incite ni à l'écoute, ni à la bienveillance.

- Si les auteurs se dispensent d'une réflexion sur leurs propres déterminismes politiques, sociaux et culturels, qui façonnent leur point de vue et leurs opinions, ils arrachent aussi avec une grande témérité les nombreux textes qu'ils citent et les problèmes qu'ils dénoncent à la complexité des contextes et des enjeux qui les ont vu naître. En fait de "courte échelle" ("la courte échelle rapproche les individus à la base, elle élève sans éloigner, associe sans confondre." p.10, "la courte échelle, l'échelle courte, est la condition du long terme, car elle repose sur la confiance réciproque sans laquelle aucun groupe humain ne saurait subsister" p.104), on est surtout frappé par la façon dont ils semblent tout prendre de très haut. Ainsi (p.92 et 93), ils passent à l'intérieur d'un même paragraphe de la remise en cause du travaildominical au lobbying par certaines entreprises américaines pour obtenir la commercialisation des OGM en Europe. La transition est la suivante: "telle est la grande idée défendue par l'économiste hongrois Karl Polanyi: nous sommes passés d'une "économie de marché" à une "société de marché" car "ce n'est plus l'économie qui est encastrée dans la
société, mais la société qui est encastrée dans sa propre économie". Cette inversion explique que l'Occident n'ait de cesse de chercher à transgresser certains interdits, comme l'indisponibilité du corps humain ou la non brevetabilité du vivant, en transigeant progressivement avec des législations jugées trop restrictives." Je ne suis pas particulièrement fan ni de l'extension du travail dominical, ni de l'agriculture génétiquement modifiée. Et j'entends bien que le lien se situerait dans une commune pression de ceux acteurs économiques en position de force pour rendre possible des formes d'exploitation jusqu'ici interdites. Mes propres connaissances en économie sont très limitées, mais j'ai tout de même l'impression que la nature des problèmes et des enjeux est fort différente dans ces deux exemples, et qu'il s'agit surtout pour les auteurs de lier artificiellement en un même destin la remise en cause de la cellule familiale (les activités dominicales en famille) et les questions bioéthiques et écologiques soulevées par les OGM. Même en faisant le choix d'adopter une lecture critique, voire très critique du capitalisme, on peut il me semble faire mieux que ce genre de généralités. Il existe des législations qui sont effectivement trop restrictives, et nocives non seulement pour les intérêts des entreprises, mais pour ceux-là mêmes qu'elles prétendent protéger. Et il est pour le moins malaisé de critiquer le pouvoir de l'Etat (la "confiscation oligarchique de la démocratie" p. 26) quand il s'agit de remettre en cause des lois qui n'arrangent pas les auteurs, pour au contraire sanctuariser la législation (à la manière dont certains ont quasiment fait du Code civil un nouvel évangile) quand elle défend des intérêts ou des valeurs qui leur tiennent à coeur. Cet argument est trop général pour faire mouche, et illustre surtout l'absence de réflexion économique et politique de fond de ce manifeste.

Dans un autre passage (p. 37), les auteurs font appel au concept de "biopouvoir" de Michel Foucault pour dénoncer la volonté de "contrôler toujours plus la vie, de la conception à la mort, à la soumettre à nos rêves de perfection". Pour ensuite enchaîner sur une référence à Chantal Delsol, peu connue pour son foucaldisme. Le hasard fait qu'une autre de mes lectures estivales est Testo Junkie, de Beatriz Preciado (J'ai lu, 2008). Cette philosophe y raconte sa prise quotidienne de testotérone en gel, hors de tout contrôle médical, pour prouver que son corps "n'appartient ni à [sa]famille, ni à l'Etat, ni à l'industrie pharmaceutique", en réaction aussi aux diktats du genre (c'est à dire du dimorphisme h/f hétéronormatif et cisnormatif imposé). On est là dans une perspective très exactement inverse de celle des auteurs de Nos limites, qui dénoncent à plusieurs reprises les "tenants de l'indifférenciation" (p. 63), "la fascination contemporaine pour les figures androgynes" (p. 64), cette "incapacité à reconnaître ses propres limites" qui révèle "une profonde angoisse d'exister" (p. 65). Et pourtant, il s'agit justement pour Preciado, au travers de son livre et de ses expérimentations, de mettre en évidence et de subvertir la manière dont le biopouvoir façonne nos corps et nos subjectivités, au travers d'une relecture pour le coup très précise de Foucault, qui s'appuie sur la dénonciation du binarisme sexuel et de la différenciation homme/femme obligatoire, et sur l'analyse par le même auteur de la constitution du régime disciplinaire au XVIIIème et au XIXème siècles: "les dispositifs sexopolitiques disciplinaires qui accompagnent cette nouvelle esthétique de la différence sexuelle et des identités sont des techniques mécaniques, sémiotiques et architecturales de naturalisation du sexe" (Testo Junkie p. 72).

Elle décèle aussi, dans la seconde partie du XXème siècle l'émergence d'un nouveau régime "pharmacopornographique" qui fait suite à celui disciplinaire: "la spécificité de ces nouvelles technologies pharmacopornographiques molles est de prendre la forme du corps qu'elles contrôlent, de se transformer en corps, jusqu'à devenir inséparables et indistinctes de ce corps, pour muter en subjectivité. Le corps n'habite plus les lieux disciplinaires: il est habité par eux, sa structure biomoléculaire et organique est leur ultime ressort. Horreur et exaltation de la puissance politique du corps. " (p. 76) Elle cite Zygmunt Bauman et Houellebecq (qu'elle semble connaitre personnellement) qui sont invoqués également à plusieurs reprises dans Nos limites. 

De manière comparable, c'est en s'appuyant sur la critique foucaldienne du "biopouvoir" que les mouvements transgenre et intersexués s'élèvent contre ce qu'ils perçoivent comme des dispositifs disciplinaires de normalisation des corps dans les discours médicaux et psychanalytiques, et contre la violence technologique et morale que constituent à leur yeux la chirurgie d'assignation sexuelle dès le plus jeune âge en cas d'ambiguité sexuelle, la codification des procédures de changement de sexe, et la stérilisation forcée des transsexuels. Qu'on soit d'accord ou non avec ces discours et pratiques, force est de constater que la citation relative au biopouvoir dans Nos limites est à contre-emploi total par rapport à ses usages habituels, sans aucune justification et comme si cette interprétation à rebours était évidente. Cela ne peut que jeter le doute sur l'utilisation de leur érudition par ses auteurs, qui apparaît dès lors comme du saupoudrage tactique, et non comme l'expression d'une réflexion contextualisée et enracinée dans les textes qu'ils invoquent pour illustrer leurs thèses.

Même lorsque les citations apparaissent davantage maîtrisées, il arrive souvent qu'elles semblent être insérées de force dans l'analyse. Ainsi (p. 40 à 44), une citation d'Hannah Arendt, qui décrit les systèmes de propagande dans les régimes totalitaires communistes et nazis, est illustrée et contextualisée par une série de citations de Vincent Peillon, dont le discours et les intentions seraient donc comparables à ces derniers. Pour un livre qui s'appelle Nos limites, l'analyse semble perdre toute mesure, d'autant que l'énormité du rapprochement n'est absolument pas explicitée ni justifiée, et qu'il semble être présenté comme évident. Ce manifeste cite abondamment Zygmunt Bauman à propos de la "société liquide", mais il est lui même liquide, tellement il dilue tout.

Ainsi, il me parait souffrir d'un manque flagrant de hiérarchisation et de contextualisation de ses sources. Il ne cesse de sauter du coq à l'âne. On passe de citations de philosophes à des articles de presse, à des passages de discours de ministres, à des formules d'écrivains reconnus dans l'histoire de la littérature, ou encore à des extraits de livres d'essayistes du moment, sans que les différents niveaux de discours, leur finalité propre (réflexion de fond, communication institutionnelle, expression d'une opinion), les degrés de compétence respectifs des auteurs, soient vraiment distingués et thématisés (Vincent Peillon, tout agrégé de philosophie qu’il soit, a-t-il vraiment une autorité, autre qu’institutionnelle, et même plus désormais, en matière de questions de genre? Si j’en crois l’accueil glacial qu’ont fait de nombreux experts universitaires de celles-ci à ses interventions publiques sur le sujet, il semble bien que non). D'une certaine manière, le meilleur argument de ce livre contre le technicisme est involontaire: on sent à la lecture la timeline twitter ou facebook, l'article de rue 89 ou d'Atlantico qui fait suite à un article savant et qui précède une vidéo de mouvement politique, dans un flux continu où tout se mêle.

- On touche ici à un point qui m'a toujours paru un peu paradoxal, dans les pensées de l'enracinement, du retour à la terre, du Volkgeist, etc. D'un côté ces discours rappellent, à juste titre, que les individus ne se font pas tout seuls, comme des îlots isolés, qu'ils sont les dépositaires d'une culture, d'une tradition, d'un contexte, d'un entourage. Que leur subjectivité et leurs valeurs sont façonnés par eux. Mais dans leurs propres analyses de ce dépôt, et des conséquences politiques qu'ils y perçoivent, ils semblent eux-mêmes se sentir libres d'en déduire des principes généraux, et y voir une sorte de clé de lecture universelle de l'histoire et des sociétés, comme si en bornant leur histoire et leur situation géographique et culturelle, il ne bornait pas aussi leur point de vue et leur définition du bien "commun". Sans doute la conséquence d'avoir lié ce façonnement par par la tradition, par la famille, les valeurs d'une région, d'un pays, toutes déterminations culturelles, à la terre, à une symbolique naturaliste. Les auteurs de ce texte me paraissent aller particulièrement loin
dans ce paradoxe, puisqu'ils semblent identifier carrément enracinement dans une tradition donnée et intelligibilité universelle: "fondée non plus sur des valeurs abstraites et fluctuantes, mais sur des repères stables et solides, universellement intelligibles, cette société sera d'autant plus libre et responsable que nous serons enracinés, assurés par un "sentiment de continuité" (Orwell) entre l'avenir et le passé, entre nos ancêtres et nos héritiers, entre ce qui meurt et ce qui naît. " (p. 104). Reste à savoir, d'une part, si cet enracinement "entre nos ancêtres et nos héritiers" est réellement continuité et intelligibilité universelle, ou s'il ne se révèle pas, à l'usage, discontinuité et décalage, malentendus et réappropriations, et si d'autre part cette aspiration à des "repères stables et solides" n'occulte pas la complexité du réel, les compromis et les adaptations nécessaires pour faire fonctionner une société qui n'est pas un tout organique, mais une somme de systèmes et de tensions hétérogènes, avec lesquels nous devons composer au quotidien, et qui façonnent et précèdent notre subjectivité, si bien que nos intentions et notre "humanité" ne suffisent pas à changer la société, et qu'il faut aussi prendre conscience des dispositifs systémiques de hiérarchisation, d'oppression et de relégation à la marge qui la constituent et l'animent.

Qu'est-ce donc que cette réduction, tant exaltée par les auteurs de la société, à la cellule de base du foyer familial ("qu'il s'agisse d'une famille nucléaire ou de l'humanité globale, toute communauté a besoin d'un lieu de vie adapté, d'un espace où vivre harmonieusement tout en permettant aux générations suivantes d'y vivre à leurs tour. Dès l'origine, c'est autour de la large pierre plate du foyer qui reçoit et conserve le feu, que s'organise l'intimité familiale" p. 33) sinon une forme d'uniformisation et d'indifférenciation de la vie sociale, pourtant par ailleurs fort décriée sur le papier? Certaines personnes s'épanouissent dans la fondation d'un foyer et dans l'amour de leurs parents, de leurs enfants, de leurs frères et soeurs. Mais d'autres y portent leur croix: comment présenter à telle enfant ou conjoint de pervers narcissique, telle personne retirée à ses parents par décision de justice et pour sa protection, ou encore à cette personne transsexuelle que je suis sur Twitter, à qui ses parents ont fait du chantage au suicide pour tenter de la forcer à changer de vie, et avec qui elle a fini par rompre, d'un commun accord, tout lien juridique et personnel, la famille comme "un lieu de vie adapté", "un espace où vivre harmonieusement"? Et il ne s'agit pas que des personnes qui ont souffert d'un manque évident d'attention et d'amour. Pour fréquenter chaque mois depuis 2005 des groupes de partage, je crois savoir que dans des familles catholiques en apparence heureuses et accomplies sous tout rapport, on trouve des personnes qui angoissent à l'approche des fêtes de fin d'année, car se confronter à nouveau, même le temps d'un repas festif, à telle ou telle partie de leur famille leur est très difficilement supportable. Il y a aussi des personnes qui ne veulent pas fonder de famille et s’épanouissent dans le célibat. Et d’autres qui ont trop voulu, contre leurs aspirations profondes, reproduire le modèle familial classique et s’en mordent les doigts à 30 ou 40 ans, au détriment de leur famille parfois. Et inversement, ceux qui voudraient bien fonder une famille, mais ne peuvent pas. Tout n’est pas bon pour tous, ce qui est bon pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres, et tous ne reçoivent pas la même part. Chaque famille est différente, qu’elle soit bi- ou -mono parentale, hétéro- ou homo-parentale.  De même que les formes familiales sont discontinues dans le temps: la famille du pater familias romain n'est pas celle du Moyen Âge, qui n'est pas non plus la famille bourgeoise du XIXème siècle, ni celle plus protéiforme d'aujourd'hui. Le foyer familial ne constitue pas une structure élémentaire et universelle d'intelligibilité. Il est au contraire le plus souvent, dès le départ, ce qui nous sépare tous les uns des autres.

L'enracinement dans des communautés à des échelles plus humaines, ne me parait pas fournir non plus solution des difficultés économiques et sociales décrites dans le manifeste. La "profusion d'initiatives en faveur du bien commun que le bon sens et la générosité savent développer" (p. 105) existe bel et bien (voyages solidaires, fête des voisins, Système d'Echange Solidaire...), et est tout à fait digne de louange et d'admiration, mais elle ne répond pas en profondeur aux difficultés économiques et sociales soulevées par le manifeste. Ne serait-ce que que du fait que cette "complexité" et ce "gigantisme", loin d'être au dessus de notre subjectivité, de notre humanité et de notre intériorité à échelle humaine, de les écraser et les dominer de l'extérieur, les précèdent et les habitent du dedans. Sur le plan économique, il suffit de constater comment les innovations en apparence les plus périphériques à notre vie s'y intègrent très rapidement, au point de devenir rapidement essentielles à notre vie. Plus personne ne peut se passer aujourd'hui d'un compte bancaire ou d'une immatriculation sociale. Même les Décroissants utilisent à l’occasion internet et les smartphones (avec certes des essais de "sobriété" numérique) pour communiquer leurs idées et leur message, de même que les Veilleurs: "saurons-nous un jour combien de gamins congolais sont morts pour extraire le coltan de nos smartphones?" (p. 72). Nous savons en tout cas qu'il y en a, et nous utilisons toujours nos smartphones, malgré toute notre bienveillance et notre humanité. Parce que la souffrance est plus dure à prendre en compte quand on ne la voit pas. Mais aussi parce que notre vie est devenue trop compliquée sans smartphone: ils nous apportent trop pour que nous considérions vraiment pouvoir nous en passer. Toutes ces innovations, loin d'être de simples gadgets, façonnent de l'intérieur notre rapport au monde et aux autres, elles sont devenues nous, elles sont nous, des dispositifs qui nous construisent et nous assujetissent, nous constituent comme sujets. Elles sont nous. A tel point qu'il quasiment impossible de sereprésenter comment on vivait il y a cinquante ans, cent ans, trois cent ans. Cette complexité imprègne tous nos rapports humains, même les plus naturels en apparence: l'expérience des groupes de partage nous le montre. Nous expérimentons en semble de beaux témoignages, nous vivons en commun des retraites, des temps forts, mais quand il s'agit de reprendre le chemin du domicile ou du travail: nous redevenons "nous-mêmes", avec nos loisirs, nos responsabilités, notre situation économique et notre diagnostic personnel sur les avantages ou inconvénients du système. Nous contribuons à sa complexité, nous en ajoutons, en serait-ce que pour améliorer la vie des uns et des autres. Je travaille dans l'administration scolaire et universitaire de puis onze ans. Quand on fait face à un problème d'organisation, soit on le laisse pourrir, et il s'aggrave, soit on cherche à le résoudre en changeant les procédures, ce qui simplifie certains aspects, mais en complique d'autres, rajoute de la complexité à l'ensemble. Avec quoiqu'il arrive certains profs (pas tous, heureusement) qui râlent parce qu'il manque ceci ou cela, ou que telle chose arrive trop tard. C'est pourquoi je suis fort surpris de voir des enseignants dénoncer le "principe des "cinq zéros": zéro panne, zéro délais, zéro papier, zéro stock, zéro défaut" (p. 18). Développer les solidarités locales, c'est super, mais ça ne dispense pas d'une réflexion économique de fond. Soit on juge que les avantages globaux du système compensent ses inconvénients (et en creux cela me parait la position des auteurs) et on se situe dans une logique libérale, apprenant à composer avec la logique économique plutôt que de la dénoncer de manière surplombante. Soit on estime que les dommages collatéraux sont trop importants, et on projette de complètement transformer la logique d'ensemble, et il me parait très difficile aujourd'hui encore de se passer complètement des outils intellectuels du marxisme, là encore en se confrontant aux mécanismes économiques et à leur complexité, en cherchant leurs principes d'intelligibilité.
Mais dénoncer à la fois la complexité, le "gigantisme" de l'économie de marché (en accolant l'adjectif "juteux" à tout ce qu'on cherche à condamner) , et les"utopies", sans offrir aucune alternatives d'ensemble et en cherchant à court-circuiter le point de vue économique, comme si l'économie allait s'arrêter de tourner de la manière dont elle tourne quand les Veilleurs lisent leurs textes, c'est juste... simpliste. 

De même que le"gigantisme" n'est pas la cause première des difficultés sociales. Il n'y a qu'à voir les phénomènes de harcèlement moral, qui existent certes dans de très grandes entreprises, et peuvent être aggravées par certaines méthodes de management, mais également dans des structures minuscules, des associations de rien du tout. On peut détruire une personne à trois ou quatre sans même s'en apercevoir, sans même le vouloir, pour peu qu'elle n'ait pas la même culture, la même éducation, la même manière d'être que nous, que son intériorité (et/ou son extériorité) ne soit pas constituée pareille, qu'elle ne paraisse pas "à sa place". Les phénomènes d'exclusion, y compris très violents, y compris mortels, existent aussi bien dans les villages et les familles que dans les entreprises et les administrations. Car les injustices sociales n'existent pas seulement dans les systèmes à grande échelle et les procédures ambitieuses. Elles existent dans nos coeurs, façonnés par notre milieu, ce que nous considérons comme "normal", "propre", "sain", "joyeux", "beau" et qui n'est pas forcément ce qui est bon pour tous. Nos limites ne sont pas celles d'autrui: j'y reviens ci-dessous.

2) Les limites

- La première chose qui m'a frappé, rien qu'en feuilletant le livre avant de l'acheter, c'est à quel point les auteurs semblent ne s'être donné à eux-mêmes aucune limite. Ils jugent tour à tour de questions économiques, sociologiques, d'écologie, de philosophie, de questions féministes, de droit, de politique, en passant à une vitesse impressionnante d'un débat à un autre. Avec pour résultat qu'à côté de celles des références qui semblent bien maîtrisées, et qui semblent constituer leur référentiel de base (Anders, Ilich, Delsol, Arendt, Ellul...) et de celles qu'ils ne mentionnent jamais mais qu'on décèle en arrière-plan (la doctrine sociale de l'Eglise), il y a des passages, assez nombreux, où l'on a vraiment l'impression qu'ils ne savent vraiment pas de quoi ils parlent, et qu'ils fondent leur opinion sur des ouÏes dire et desrumeurs.

Ainsi, s'ils citent longuement Agacinski, force est de constater que leur critique des études de genre est un amoncellement de clichés et de lieux communs. Ainsi, il ne s'agit pas, de manière abstraite, d'en haut, de "percevoir la moindre distinction comme oppressive et inégalitaire en soi" (p. 63), mais de faire droit à l’expérience concrète du réel -irréductible aux grands principes et aux grandes différenciations structurales- aux témoignages et aux revendications préexistantes de personnes qui ne s'insèrent pas dans les "règles simples, stables et claires [qui]favorisent la vie commune" (p. 9), qui n'y retrouvent pas leur manière d'être, leur perception d'elles-mêmes, qu'elles le veulent ou non.

Pat Califia, dans son essai Le Mouvement Transgenre (Epel, 2003) cite l'autobiographie de Jan Morris, une des premières trans MtF. Jan, née James Humphry Morris, n'était pas excentrique dans son apparence ou son comportement: "au jardin d'enfant, on ne se moquait pas de moi. Dans la rue, on ne me regardait pas d'un air ébahi. " (Le mouvement transgenre, p. 49). Elle a eu une carrière réussie de correspondant de presse à l'étranger. Avant d'assumer son identité féminine, elle s'est mariée et a eu cinq enfants. Non seulement son couple était heureux, mais sa femme et ses enfants ont soutenu sa démarche de transition, avant et après celle-ci. Son identité féminine n'était pas pour elle l'expression d'une "profonde angoisse d'exister" (Nos limites, p. 65). Au contraire: "il devint plus tard à la mode, pour parler de mon état, de "confusion des genres", mais je pense que c'est un abus de terme. Je n'ai jamais eu aucun doute sur mon genre depuis le moment de ma prise de conscience sous le piano. Rien au monde ne m'aurait fait renoncer à mon genre, bien qu'il demeurât caché à tous" (Le mouvement transgenre, p. 50). Ce n'est pas son identité féminine qui la fait souffrir, mais de ne pouvoir la montrer, la partager, l'exprimer, de ne pouvoir se montrer telle qu'elle se vit, ainsi qu'elle l'a exposé à sa femme Elizabeth le jour où elle lui a révélé son état: "je lui dis que si chacun de mes instincts me paraissaient d'années en années plus féminin, mon ensevelissement dans un physique masculin plus difficile à supporter, néanmoins les mécanismes de mon corps étaient sans défaut, fonctionnels, et, quelle que fût leur valeur, lui appartenaient." (p. 54). Au fil des années, les aspects masculins de son travail la dégoutaient de plus en plus: "J'associai instinctivement ces supercheries à la condition masculine, puisque, en ce temps là plus encore qu'aujourd'hui, le monde des affaires était dominé par les hommes. J'avais le sentiment de sortir d'un théâtre médiocre pour entrer dans la réalité quand je passais des manigances grotesques d'un bureau de ministre ou d'un salon d'ambassadeur dans le domaine privé situé au delà, où les femmes s'occupaient des choses réelles de la vie, comme d'élever les enfants, de peindre des tableaux, ou d'écrire à leur famille". (p. 56) (ce témoignage montre d’ailleurs que l’évidence intime peut aussi bien être construite par le donné culturel que par la “nature”, ce qui n’enlève rien à son caractère d’évidence invincible pour la conscience individuelle). Par contraste, après son opération en 1972, une fois devenue physiquement une femme: "Maintenant, quand
j'abaissais les yeux sur moi, je ne voyais plus une hybride ou une chimère: j'étais un être complet, aussi bien proportionné, quoique d'une manière différente, que celui qui, bien des années plus tôt, avait gravi l'Everest avec tant d'allégresse. En ces temps-là, je me sentais mince et musclé; maintenant, je me sentais surtout délicieusement propre. Ces protubérances que je détestais de plus en plus m'ont été enlevées. On m'avait rendu, selon ma façon de voir, normale." (p. 58). On voit que lorsque le décalage avec la "norme" n'est pas dramatisé, les trans peuvent tout à fait trouver le bonheur en allant au bout de leur différence. Au contraire, c'est quand celle-ci est montrée du doigt, pathologisée, ridiculisée, remise en cause, que la souffrance s'installe: quand ils ne peuvent traverser la rue ou prendre le métro sans se faire harceler, quand leur existence même est dénoncée par certains comme un problème politique ou philosophique. Et pourtant, une autre trans célèbre, Christine Jorgensen, qui au contraire de Morris a vécu une extrême médiatisation de son parcours, avec tout ce que cela comporte de harcèlement et d'exposition au mépris et à la dérision, conclut de la manière suivante sa propre autobiographie, écrite une douzaine d'années après son opération: "Je suppose que la dernière question est: est-ce que cela en valait la peine? Je dois admettre qu'à certains moments de ma vie, j'aurais peut-être hésité à répondre. Je me souviens de l'époque où je vivais hantée, et où je perdais mes forces à lutter péniblement pour mon identité. Mais pour moi, il y avait toujours une lueur d'espoir au loin; avec l'aide de Dieu, une promesse qui s'est réalisée, j'ai trouvé le plus vieux don du ciel - être moi-même". (Le mouvement transgenre, p. 45 et 46). Il est clair que les parcours de Morris et Jorgensen sont passés par des étapes médicales et juridiques qui m’échappent en grande partie, et ont nécessité le dialogue avec et la supervision de médecins. Mais quand des personnes qui ont vécu jusqu’au bout ces difficultés, et ces questions techniques, disent que ça valait le coup, et que cela leur a permis de se retrouver elles-mêmes, de quel droit prétendre qu’elles se trompent, et qu’elles se sont en fait aliénées? Comment prétendre savoir mieux qu’elles ce qu’elles vivent et ressentent, et que nous n’avons ni vécu ni ressenti?

C'est au contraire quand on tente d'imposer à une personne une identité de genre différente de celle dont elle a le sentiment intérieurement, a l'instar John Money vis à vis de David Reimer, au nom d'une différence prétendument constitutive des sexes, ce que Judith Butler a dénoncé, en citant précisément cet exemple, bien avant nos anti-genre (dans un article repris dans Défaire le genre), et comme j'ai essayé moi-même, à mon faible niveau, de le montrer dans un article précédent, que les difficultés surviennent. Il ne s'agit donc pas de vouloir abolir toute différence, mais au contraire de permettre à ces différences de se montrer et de s'exprimer, de rendre vivables les vies qui diffèrent trop de la norme en usage (sachant que les normes de cessent d'elles-mêmes de changer, et ne s'abolissent jamais totalement, mais ne sont jamais fidèles à ce qu'elles étaient). Par contre, en décrétant que "l'altérité sexuelle est la première grande différence structurelle qui nous donne de vivre l'expérience féconde du manque: homme ou femme, notre corps nous limite, notre identité nous détermine, et il est illusoire d'y remédier par quelque artifice technique" (Nos limites p. 62) quel message s'imagine-t-on transmettre à celles et ceux qui vivent au quotidien l'irréductibilité de leur conscience à cette "grande différence structurelle", sinon que leur existence n'en est pas une, qu'ils remettent en question dans leur être même la réalité et tout ce qui est bon, qu'il sont des monstres, que le mieux qu'ils puissent faire est de se résigner à souffrir toute leur vie dans un corps qui les aliène, alors que l'expérience montre au contraire que faire le choix de son identité de genre intérieure contre celle biologique d'origine est bien plus libérateur? Comment prétendre que l'on cherche à promouvoir une société plus solidaire, plus humaine, plus généreuse, quand on commence par en exclure une partie? Quelle place est faite dans les assemblées des veilleurs aux Morris et aux Jorgensen, quel textes va-t-on leur lire, quels textes va-t-on les laisser lire? N'y-a-t-il pas de l' arrogance, du mépris à appeler au respect des limites et à l'humilité, quand on oublie par là même notre première limite: que notre vie et notre parole n'engage que notre propre expérience, qu'elles s'arrêtent là où commencent celles des autres, et que ce qui vaut pour nous, en terme de bonheur, de bien-être, d'accomplissement, n'a pas d'indice d'universalité supérieur à celui d'autrui, aussi excentrique que puisse apparaître son point de vue et son histoire par rapport aux nôtres?

- Une remarque sur twitter, d'un catholique qui cherchait à prendre la défense de Nos limites, m'a paradoxalement fait prendre conscience d'une autre insuffisance de la réflexion de ce livre sur la notion de limite. Voici le tweet en question:


Outre ses différences évidentes de contenu et d’intention avec Nos Limites, la Règle de Saint Benoit a été écrite à destination de communautés spirituelles, qui regroupent des personnes qui se sont senties appelées à une vocation bien précise, au cours d’un certain temps de discernement, et ont fait voeu, pour leur popre bien, de subir un certain nombre de limitations. Or, en matière de spiritualité, il est bien connu que ce qui est bon pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres. Telle personne éprouve une grande dévotion pour la prière du chapelet, mais a du mal avec la contemplation du Saint Sacrement. Telle autre s’endort pendant le chapelet, mais ne jure que par la lectio divina. Personnellement, j’ai vraiment appris à prier à partir des Exercices Spirituels de Saint Ignace de Loyola. Mais je me souviens avoir entendu un prêtre, directeur d’un foyer de charité, dire qu’il faisait un blocage sur ces derniers depuis une retraite ignacienne. De même, toute vocation n’est pas bénéfique pour tous le monde. Certains sont faits pour le célibat, et d’autres pour le mariage. Certains deviennent prêtres et religieux, d’autres prêtres sans être religieux, d’autres encore religieux sans être prêtres. Et beaucoup d’autres ne sont faits ni pour être prêtre ni pour être religieux. Je me souviens avoir entendu le témoignage d’une fille qui voulait être nonne, et qui s’est forcée pendant cinq ans à vivre dans un monastère, avant d’admettre que cet état de vie ne lui convenait pas. Elle a mis ensuite cinq autres années à se reconstruire. Pour d’autres, les limites propres à la vie monastique sont bonnes, et signe d’humilité. Pour elle, elles étaient ne forme d’hubris, une manière de ranger sa vie dans une case où elle n’entrait pas forcément. Ce genre d’exemple est souvent invoqué par les catholiques pour justifier que les homosexuels une peuvent pas se marier, que les femmes ne peuvent pas devenir prêtres, et que les trans ne peuvent pas changer de sexe. Il me semble au contraire que tout cela montre qu’on ne peut préjuger de l’adéquation ou non , par des généralités a priori, de telle ou telle limite à la vocation ou au choix de vie d’une personne, et que celle-ci s’éprouve par la confrontation avec l’intimité, au for interne.

Lorsque Jan Morris a eu ses premiers enfants, et notamment après le décès de sa première fille nouvellement née, elle a tenté de mettre de côté ses interrogations sur son genre, et a cessé provisoirement de prendre des hormones. Elle a décidé de mettre des limites à son désir d’être femme, et de rester homme. Cela l’a menée à la perte de son estime de soi, à la dégradation de son bien-être et de ses relations avec sa famille: “ce fut la pire période de ma vie [...] j’étais tourmenté par un sentiment d’isolement à l’égard du monde et de moi-même qui ne faisait que croître, je traversais des périodes de désespoir qui effrayaient Elisabeth et me débilitaient.” (Le mouvement transgenre, p. 55). Elle a tenté de s’imposer des limites qui ne correspondaient pas à la perception intérieure qu’elle avait d’elle-même, au plus profond de sa conscience intime, et cela lui a nuit, et a nuit à son entourage, en touchant aux limites d’une démarche purement volontariste de négation de ses aspirations les plus profondes. De manière analogue, on a appris dernièrement qu’une célèbre chanteuse de rock chrétien, Vicky Beeching, diplômée de théologie, star des mega-churches évangéliques, anglicane et amie de la fille du chef de l’Eglise anglicane, avait tenté pendant plus de la moitié de sa vie de réprimer et de taire son homosexualité. Invitée à chanter dans des rassemblements contre le mariage pour les personnes de mêmes sexe, elle a été contrainte, sous la pression financière et sociale, d’y taire son opinion  contraire. A force de contrarier ses sentiments réels par une démarche d’auto-limitation, elle a fini par dégrader gravement sa santé, ce qui l’a finalement poussée à faire son coming out:

"C’est alors que son corps s’est rebellé contre elle. Une ligne blanche est apparue sur son front, qui s’est transformée en cicatrice rouge et douloureuse, symptôme d’unesclérodermie en coup de sabre. Convaincue par son médecin que le stress – et donc le placard dans lequel elle s’était enfermée – était à l’origine de sa maladie, elle s’est juré, lors d’une séance de chimiothérapie, de faire son coming-out au plus tard à 35 ans. «Trente-cinq ans, c’est la moitié d’une vie, explique-t-elle. Je ne peux pas perdre l’autre moitié.»


À 30 ans, après 18 mois de chimiothérapie, elle a rencontré Ruth Hunt, de l’association LGBT britannique Stonewall, qui lui a présenté d’autres lesbiennes out. Elle a fait son coming-out auprès de ses parents au printemps dernier. Malgré leurs désaccords théologiques, son père et sa mère l’ont assurée de leur soutien. Aujourd’hui, elle se sent toujours chrétienne, elle n’en veut pas à l’Église anglicane, bien que l’essentiel de ses souffrances découle de ce qu’elle y a appris. : «Plutôt que l’abandonner et dire qu’elle est cassée, je veux participer au changement»." (Yagg, "Vicky Beeching, théologienne et chanteuse chrétienne, fait son coming out")

Ce que l’on constate dans ces deux cas, c’est que s’imposer des limites qui ne correspondaient pas à leur expérience intime d’elles-mêmes a conduit ces personnes à un profond mal-être intérieur et à des formes de somatisation et de désocialisation, et que faire le choix d’assumer leur différence au grand jour les a au contraire libérées. Chercher à se cantonner à tout prix dans la norme commune étaient pour elles de l’hubris, et les a enfermées dans une négation purement volontariste d’elles-mêmes. Assumer leur différence d'avec cette norme revenait au contraire à assumer humblement le fait que la condition, plus confortable, des personnes ordinaires, n’était pas la leur, et qu’il leur appartenait de construire une autre manière de vivre en plénitude, de la même façon qu’en tentant de vivre les limitations d’une vocation qui n’était pas en définitive la sienne, la nonne s’est fait du mal, et là où d’autres s'épanouissent pleinement en acceptant de telles contraintes, elle a dû reconnaître qu’elles ne lui correspondaient pas. Dans tous ces cas, ce que l’on voit, c’est d’une part que les mêmes limites ne conviennent pas à tout le monde, et que ce qui épanouit les uns perd les autres. D’autre part, que c’est par l’épreuve des conditions extérieures, sociales, et de celles intérieures, qui touchent à l’initimité d’une conscience toujours singulière et unique, qu’une personne réalise si elle est faite ou non pour tel ou tel choix de vie, telle ou telle vocation, telle identité sociale, ou de genre, et que nul principe a priori, nulle “grande différence structurelle”, nulle règle simple, stable et universelle ne peut prétendre se substituer à ce discernement individuel. Lorsqu’elles relèguent certaines personnes, de par leur sexe biologique ou leur orientation sexuelle, à des vocations par défaut, les Eglises exercent une violence grave contre l’intimité des consciences, et contre la relation personnelle à Dieu qui donne son sens, son contenu et sa consistance à ces dernières. Et c’est à mon avis n’avoir rien compris à ce qu’est la personne humaine que de plaider, comme c’est le cas pour les auteurs de Nos limites, pour une réduction des vécus à une complémentarité biologique homme/femme idéalisée, et de ne voir dans les revendications des personnes homosexuelles, bisexuelles ou trans qu'une “honte prométhéenne” ou “une profonde angoisse d’exister” (p. 65). Comment peut-on affirmer, contre ce que celles-ci ressentent, contre leur témoignage, contre ce qu’elles ont dû endurer, ou endurent tous les jours, contre leurs expériences concrètes, personnelles, sincères, du bonheur et du malheur, quelque chose d’aussi péremptoire et aussi factuellement faux que “mais ce sempiternel désir d’ailleurs ne peut aboutir qu’à la désillusion: on ne se débarasse pas si facilement de sa carcasse, mortelle, imparfaite, incomplète. On ne peut qu’apprendre à l’aimer parce que notre incarnation est la condition du don” (p. 65) sinon en faisant exactement ce que les auteurs prétendent prévenir et condamner: “en réalité, nous avons besoin de bornes pour vivre: elles nous empêchent de nous croire tout-puissant, de prétendre contenir à nous seuls la totalité de l’expérience humaine” (p. 62). Les bornes des auteurs, c’est précisément la vie d’autrui, les expériences qui diffèrent des leurs ou qui les contredisent, qui font que certains trouvent le malheur là où eux ont expérimenté le bonheur, et inversement, et sur lesquelles leur discours généralisant n’a aucune pouvoir, aucune prise ni aucun droit.

- Mais pour les auteurs, les limites, ce n’est pas seulement ce qui encadre les potentialités individuelles ou collectives et définit leur finalité et leur sens: c’est aussi, et peut-être surtout, ce qui protège. De manière significative, dans la seconde moitié du livre, la réflexion sur les limites s’arrête sur la notion de frontières (le titre de la seconde partie est d’ailleurs “la chasse aux frontières”). Ils y développent, pour justifier ce rapprochement, une comparaison très éclairante pour leur propos: “avant d’être un obstacle, la frontière est un passage - une “passoire” qui filtre. La peau est un bon exemple de cette fonction régulatrice de la frontière qui garantit le fonctionnement de l’organisme en ne permettant que des interactions bénéfiques avec l’extérieur. Pour l’individu, s’enraciner dans une tradition, c’est s’assurer une stabilité face à la précarisation accélérée d’un monde en perpétuelle mutation.” (p. 61). Fondamentalement, la frontière, c’est ce qui protège l’intérieur de l’extérieur, même si les auteurs reconnaissent que des incursions, convenablement “filtrées”, peuvent être positives. Un peu plus loin (p. 86 et 87), s’ils reconnaissent que les immigrés économiques sont “les premières victimes”, et que les réfugiés politiques et climatiques sont “loin d’être des envahisseurs”, l’immmigration reste pour eux un de ces “déracinements concurrentiels” qui “favorisent une concurrence déloyale et pèsent à la baisse sur les salaires”, plutôt qu’une nécessité humanitaire ou une opportunité économique. En effet (p. 83) “pour se différencier et de l’intrusion, et de l’annexion, l’hospitalité recquiert d’avoir une porte à ouvrir et un seuil à franchir. A l’échelle d’une nation ou d’une maison, seule la frontière permet au visiteur d’être authentiquement accueilli. [...] l’insécurité croît dès lors que la communauté perd son ordre interne, parce que les références communes disparaissent, remplacées peu à peu par quelques slogans de propagande économique. La fracture s’installe dans un territoire donné lorsqu’un territoire n’est plus une maisonnée où cohabitent des connaissances, mais un espace vide où coexistent des étrangers, consommateurs “définis, par hypothèse, comme sans filiation ni attachements particuliers, c’est-à-dire comme de simples calculateurs égoïstes”.  Plus le cosmopolitisme est toléré ou encouragé, plus la société “perd son ordre interne”. Plus également on s’éloigne des petites entités décentralisées pour constituer des grands regroupements centralisés, plus onmet en péril l’économie et la “démographie”. A propos de la contruction européenne, et sans pour autant se proononcer totalement contre, les auteurs écrivent: “Au niveau politique, l’extension rapide de l’Union Européenne offre un exemple éloquent de gigantisme informe. Censée faire contrepoids aux principales puissances mondiales (Etats-Unis, ex-URSS, Chine…), elle est actuellement l’une des zones à la croissance démographique et économique la plus faible et se trouve remise en cause de plus en plus radicalement. La grenouille aurait-elle voulu se faire plus grosse que le boeuf? [...] Promouvoir une écologie fondée sur la limite, ce n’est pas rejeter l’unité européenne, c’est bien plutôt veiller à ce que la coopération ne détruise pas la cohérence. Tout étalement entraine une dilution. Si l’Europe veut avoir une voix dans le monde, il faut qu’elle ait un corps, solide, et par définition, délimité” (p.80 à 82).

Toutes ces analyses, qui m’évoquent quand même irrésistiblement, il faut bien le dire, ce que fut la pensée politique de Charles Maurras (non cité dans Nos limites), sur la décentralisation, le refus du cosmopolitisme, l’organicisme social… m’ont fait aussi penser à une nouvelle d’un autre écrivain, qui ne fait pas partie de leurs références: Pierre Gripari, proche de la nouvelle droite. Cette nouvelle, incluse dans le recueil Rêveries d’un martien en exil, met en scène l’interview imaginaire du cancer, qui se présente comme un “émancipateur cellulaire”. Il s’agit bien sûr d’une parodie des discours militants de gauche et d’extrême-gauche. J’y retrouve la même défiance vis à vis de l’émancipation, du changement, de la nouveauté, de tout ce qui éloigne des origines. Au fond, ce que nous dit Nos Limites, c’est que toute innovation, toute expansion, toute exception, tout mode de vie un peu excentrique, présente un risque pour l’ordre social, la stabilité, l’identité. Et que le risque ne vaut jamais vraiment le coup. Il y a finalement quelque chose de très régressif dans ce manifeste: les plus petites communautés possible, avec l’enracinement le plus homogène possible de leurs membres dans une même origine et une même culture, et une vie réglées par le moins possible de règles, les plus générales possibles: “des règles simples, stables et claires”, des “normes intelligibles et fermes” (p. 9), l’alternative à cette fermeté et cette stabilité étant d’être “fétu balayé par le vent” (p. 9).  C’est là que réside la recette d’une vie véritablement heureuse, et si des personnes ne trouvent pas que cette recette les rend véritablement heureuses, et qu’elles aspirent à autre chose, mieux vaut qu’elles s’imposent des limites, plutôt que de remettre en cause cette stabilité, et la belle totalité organique, “familiale”, “naturelle”, dans laquelle les auteurs se reconnaissent.

J’aimerais proposer une autre interprétation du concept de limites, qui considèrent celles-ci non plus sous l’angle de la frontière, de la peau qui protège et filtre des incursions extérieures, de la carapace, mais comme ce qui pointe vers un delà et en même temps l’annule, le passe sous silence, de telle sorte que nous devons souvent nous auto-limiter, dans nos prétentions, notre vision du monde, nos habitudes, briser ces limites, ces bornes, que nous tendons routinièrement, inconsciemment, à fixer au fonctionnement du monde, et aux “bonnes moeurs”, pour permettre à d’autres vies de se montrer, de s’affirmer et de devenir vivables.

C’est un peu ce à quoi nous invite l’itinéraire intellectuel de Judith Butler, qui, partie d’une formation philosophique hégélienne (son oeuvre peut ainsi se lire comme une relecture constante de la dialectique du maître et du serviteur, présentée au début de La Phénoménologie de l’Esprit) initie dans ses premiers ouvrages (trouble dans le genre, ces corps qui comptent, etc.) une réflexion politique sur les revendications des minorités sexuelles, pour au fur et à mesure élargir ses centres d’intérêt à la politique internationale (surtout après le 11 septembre 2001) et à l’éthique. Dans un de ses livres les plus récents, Ce qui fait une vie (Zones, 2012), qui réfléchit sur fond de guerre en Irak et des graves questions éthiques et politiques soulevées par Guantanamo, aux vies rendues invivables, ou non susceptibles de deuil, par les discours officiles ou médiatiques, la photographie de guerre, etc., elle livre en lien avec ce sujet une réflexion toute à fait intéressante sur une notion rès proche de celles de limites et de frontières, celle de cadre (le titre américain du livre est d’ailleurs Frames of war: littéralement “cadres de guerre”).:

"« Être encadré » ou « cadré » (to be framed) est une locution complexe en anglais : un tableau est « encadré » (framed), mais on dit la même chose d’un criminel cerné (par la police) ou d’une personne innocente piégée (par quelqu’un de mal intentionné, souvent la police). « To be framed » signifie ainsi être victime d’un coup monté, des preuves étant artificiellement disposées de sorte à « établir » la culpabilité d’une personne. Quand un tableau est encadré ou une image cadrée (when a picture is framed), ce peut être l’enjeu d’une infinité de commentaires ou d’extensions de l’image. Mais le cadre tend à fonctionner, même sous forme minimaliste, comme un ornement éditorial de l’image, sinon comme un commentaire réflexif sur l’histoire du cadre mêmenote. L’impression que le cadre guide implicitement l’interprétation fait écho à l’idée de fausse accusation. Être « encadré » dans ce sens, c’est voir construire un « cadre » autour de ses actions, de sorte que le statut de culpabilité du sujet s’impose inévitablement au spectateur. Une certaine manière d’organiser et de présenter une action conduit à une conclusion interprétative au sujet de cette action. Mais, comme nous l’apprend Trinh Minh-ha, il est possible d’« encadrer le cadre » (frame the frame) ou même d’« encadrer l’encadreur » (frame the framer), ce qui implique d’exposer la ruse qui produit l’effet de la culpabilité individuelle. « Encadrer le cadre » semble engager une couche fortement réflexive du champ visuel mais, de mon point de vue, il n’en découle pas nécessairement des formes abstraites de réflexivité. Interroger le cadre, c’est au contraire montrer qu’il n’a jamais véritablement contenu la scène qu’il était censé délimiter, que quelque chose se trouvait déjà au-dehors, qui rendait possible et reconnaissable le sens même de ce qui est dedans. Le cadre n’a jamais déterminé précisément ce que nous voyions, pensions, reconnaissions et appréhendions. Quelque chose dépasse le cadre, qui vient troubler notre sentiment de la réalité ; en d’autres termes, il se passe quelque chose qui ne se conforme pas à notre compréhension établie des choses."

(La question de la limite est d’ailleurs aussi importante dans la réflexion de Judith Butler sur le genre. Comme je cherchais à le montrer, à mon humble niveau de néophyte, dans un précédent billet, n’y-t-il pas une gageure, quelque chose de fondamentalement insatisfaisant et circulaire, à prétendre  fixer discursivement la limite entre le corps discursif “culturel” et le corps extra-discursif “naturel”?).

La limite, par définition, borne, non seulement de l’extérieur vers l’intérieur, pour protéger de l’intrusion ou de l’annexion, mais également de l’intérieur vers l’extérieur. De même que le cadre d’une photographie impose un cadre à une réalité qui lui est irréductible, et la dissimule en partie au regard, en ne conservant que ce que le photographe veut montrer, la limite détruit autant quelle préserve, tait autant qu’elle met en évidence. Le problème de vouloir faire des limites, de “grandes différences structurelles” (Nos limites, p. 62) qui valent pour tous, au lieu de reconnaître qu’il existe une très grande diversité et multiplicité de petites limites structurantes, qui sont bonnes pour certains, mauvaises pour d’autres, c’est qu’on appauvrit considérablement le discours sur les vies humaines, leurs singularité, l’irréductible diversité et dignité de leurs consciences d’être intimes, pour promouvoir un paradigme indifférencié et souvent inatteignable, dans lequel beaucoup de personnes échouent à trouver un cadre qui permette à leur vie d’être vivable, de la même manière que la nonne de mon exemple plus haut, malgré toute sa bonne volonté, sa vie de prière et ses hautes aspirations spirituelles, n’a pu, par sa seule volonté, s’insérer dans une vocation qui en définitive n’était pas la sienne.

- La question demeure: qu’est-ce qui rend possible la brisure qui permet de devenir sensible à cette irréductibilité d’autrui aux normes par lesquelles nous nous protégeons, et qui font que certains vont consentir à mettre en danger leur stabilité, leurs repères, leur vie, pour libérer un espace vivable à d’autres vies qui se situent, constitutivement, hors limites? Qu’est-ce qui fait que certains vont dire que le risque vaut le coup, que la stabilité du modèle familial ou de la morale traditionnelle ne valent pas de laisser des vies sur le carreau, même quand ces vies ne sont pas la mienne.

Un doctorant en sciences humaines et sociales, Nicolas Legrand, a apporté des éléments de réponses intéressants à cette question, dans un carnet de recherche publié sur le blog Villa réflexive:

"Si je me suis jeté à corps perdu dans toutes les idées et théories féministes, anti-racistes, LGBTQQIA, c’est entre autres parce que les descriptions de rejets, de violence, de peur se sont mises à tout de suite marcher. J’ai réussi à établir un lien empathique, qui m’a permis, sans avoir vécu ces problèmes, de les imaginer, d’imaginer les émotions qu’elles provoquent, d’imaginer les répercussions qu’elles ont sur la vie de la personne qui les raconte, de réaliser que je participe moi-même à des systèmes oppressifs et de valider tout cela comme intolérable, intolérable au point de ne pas avoir peur de se fâcher. Le fait que la réponse à ces problèmes réclamés par mes activistes chéri.e.s n’est que l’égalité, les rendent d’autant plus sympathiques.


Bon, c’est super, mais d’où me vient cette empathie ? L’éducation à base de « ne fait pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse à toi même » a dû bien rentrer. Quelques tartines de catholicisme et d’amour du prochain par dessus ont dû faire leur petit effet. Je ne sais pas vraiment. Je pense que cette empathie n’est pas évidente, que je n’ai pas toujours réagi de la même manière aux mêmes sujets. Quelle que soit l’origine de ce déclic empathique, il m’apparaît désormais très probable que le lien empathique permet de comprendre l’autre, de le respecter et que la rupture de ce lien permet au contraire de nier ses problèmes et de l’oppresser." (Nicolas Legrand, "[pouce levé] "tellement vrai!", sur le blog Villa réflexive)

Il est intéressant de relever que c’est l’intérêt pour l’antispécisme qui a amené Nicolas Legrand à cette prise de conscience. L’antispécisme (même si j’admets ne pas encore pour ma part avoir intériorisé ses arguments et son point de vue, ni accepté complètement son analyse) ne se réduit pas en effet, contrairement à l’analyse des auteurs de Nos limites, à brouiller “les frontières du vivant en confondant l’homme et l’animal” (p. 99) (même si je n’ai pas encore réussi à écarter complètement pour ma part cette objection), mais nait d’une réflexion sur la souffrance. Peut-on accepter de ne pas chercher à soulager la souffrance et à préférer la vie pour quelque être conscient que ce soit, alors que nous cherchons à l’éviter absolument pour nous-mêmes, et la plupart des catholiques pour des formes de vie encore dénuées de conscience? N’y-a-t-il pas un paradoxe à soutenir que l’absence de raison est un argument pour légitimer la souffrance et la mise à mort pour des raisons utilitaires ou d’agrément, alors que l’absence de conscience ne serait pas une objection à la sanctuarisation et à la dignité de la vie? Il y a là une question éthique qui me parait très difficile, et que les catholiques sont très peu inspirés, eux peut-être plus encore que quiconque, de prendre à la légère.

Cette empathie, qui semble il est vrai relever de l'événement, plus que d'une attitude qu'on peut reproduire facilement (je n'ai pas d'empathie sur tous les sujets), mais à laquelle on peut sans doute s'exercer, de même qu'il existe des "exercices spirituels" pour s'entraîner à convertir son regard vers Dieu, je la distingue de la simple compassion qui va être celle, par exemple, des catholiques qui vont chercher à aménager une pastorale des homosexuels sans pour autant accepter de remettre en cause l’enseignement de l’Eglise sur l’homosexualité, qui y voit “une tendance objectivement désordonnée” ou un “acte intrinsèquement désordonné”, qui ne vont pas consentir à risquer la remise en cause de leurs propres repères, leurs propres certitudes au nom de la souffrance d’autrui, mais vont aller aussi loin qu’il est possible pour éviter à autrui de souffrir sans avoir à affronter eux-mêmes la souffrance d’une vision du monde, d’une identité, d’un être-à-soi-même, dévasté, déstabilisé, décentré. L’empathie au contraire, est une blessure, une brisure dans notre être, qui fait que l’extérieur, la vie d’autrui, son bonheur, deviennent des enjeux suffisamment importants pour tout remettre en cause, tout risquer, tout questionner.  Elle va au delà du simple entre-deux individuel pour questionner les difficultés systémiques, les contradictions structurelles, qui font que des gens souffrant à la vue de tous sans que cela ne perturbe vraiment personne, que différents phénomènes récurrents de harcèlement, des femmes, des trans, des homosexuels, soient constamment minimisés et leurs dénonciateurs tournés en ridicule ou eux-mêmes accusés de comploter (le soit disant lobby LGBT: il y a différentes associations, souvent de tailles très modeste,plus ou moins radicalisées politiquement, mais rien qui relève d’un agenda aussi centralisé ni de moyens aussi puissants qu’au hasard, la Manif pour tous). Et elle assume d’entreprendre les transformations sociales et culturelles parfois nécessaires pour remédier à ces états de fait. Rien, ni l’Eglise en tant qu’institution et doctrine achevée, ni la famille, ni la nation, ne vaut que des êtres vivants souffent inutilement, et s’il faut déconstruire tout cela pour que quelques tous petits puissent enfin vivre une vie vivable, avec toujours à l’esprit le respect de la vie et de la conscience d’autrui, so be it. L’histoire du vingtième siècle nous apprend d’ailleurs que les mouvements d’émancipation des minorités, loin d’être “utopiques”, ont porté du fruit, et du bon fruit. En un siècle, pourtant par ailleurs troublé, nous avons assisté à l’émancipation des femmes, à celles des noirs, nous sommes en train de voir celle des personnes homosexuelles commencer à aboutir. Toutes choses qui font que la vie de milliers de personnes réelle, concrètes, est indéniablement plus vivable et heureuse, et pour pour lesquels les Eglises et les mouvements traditionalistes, avec tous leurs beaux principes, n’ont fait que très peu, quand leur rôle n’a pas relevé de l’obstruction pure et simple. Parce qu’ls ne voulaient pas prendre de risques, avait peur de franchir les limites… Ils étaient pleins de compassion sans doute, mais manquaient peut-être aussi d’empathie.

Et c’est pourquoi il me semble que la question de l’empathie, finalement plus que celles de l’enracinement et des limites, constitue le grand défi du moment, pour notre époque et pour l’Eglise.