mardi 17 décembre 2013

Pourquoi l'humour ne vous exonère pas de la responsabilité de vos propos (Auteur invité)



 Cet article n'est pas de moi, mais d'Ataraxia, un lecteur régulier de mon blog, qui se trouve par ailleurs être agrégatif en sociologie (ENS Cachan), et membre de la Conférence Catholique des Baptisé.e.s Francophones. Sur le même sujet, je conseille également vivement la lecture de la rubrique "sociologie de l'humour" du blog Une Heure de Peine..., qui est animé par Denis Colombi, doctorant en sociologie et professeur de sciences économiques et sociales.


En Géorgie du Nord, un petit plaisantin a cru bon de mettre de la colle forte sur les cuvettes des toilettes d'un magasin. La dame prise au piège en est ressortie gravement blessée. Les propos qu'elle tient aux journalistes sont frappés au coin du bon sens : « ce n'était pas drôle. Ce n'était pas drôle du tout. La personne qui a décidé de faire ça a blessé quelqu'un. Ce n'était pas une blague ». Il ne viendrait à personne l'idée d'excuser l'auteur de ce geste, stupide et nocif, sous prétexte que c'était de l'humour. Tout individu, en pleine possession de ses moyens, est responsable de ses actes et doit en assumer les conséquences.

            Pourtant, lorsqu'il s'agit d'humour « verbal », cette excuse est pourtant omniprésente. Qui n'a jamais sorti cette excuse débordante de mauvaise foi : « mais non, c'était une blague !» après avoir sorti une grosse bourde qui a mis son ou ses interlocuteurs mal à l'aise. Sur internet et autres supports de média, la conviction de pouvoir dire tout et n'importe quoi au nom de l'humour est particulièrement visible. Les auteurs de contenus audio-visuels ou d'articles se réfugient souvent derrière la fameuse phrase de feu Desproges, presque devenue cliché tant elle est ressortie à toutes les sauces : « on peut rire de tout mais pas avec n'importe qui ». Hélas, ils ne s'attardent pas sur cette autre phrase de cet humoriste inégalé : «  j’aime bien le langage, le verbe. Quand on peut le manier, c’est un outil formidable : sans se salir les mains, on peut tuer quelqu’un, l’humilier avec un mot qui vient bien ». C'est une porte grande ouverte, que nous enfonçons là. Il est facile de blesser quelqu'un par des mots. Si je me moque d'un aspect physique qui fait l'objet d'un complexe chez un individu, je peux gravement l'atteindre et il serait normal que je m'excuse au-près de lui.

            Pourtant, Desproges disait des horreurs, qui prises au premier degré, pourraient paraître sexistes ou racistes. Pourtant, il apparaît comme une évidence que c'est pour rire. Quand le Palmashow s'amuse dans ses sketchs à concentrer tous les clichés possibles et imaginables, personne ne s'en offusque, le second degré paraît là aussi être évident. Si dans les deux cas les humoristes arrivent à faire rire sans blesser, c'est parce qu'ils maîtrisent ce que les ethnologues appellent l'indexicalité. Sous ce nom barbare, se cache une idée simple, le sens d'une phrase dépend de son contexte. Elle n'aura pas la même signification en fonction de la personne qui la prononce, du lieu, du ton employé, de l'actualité, etc...

            Les ethnologues articulent le concept d'indexicalité à celui de réflexivité. Rien à voir avec les ensembles et applications, il ne s'agit pas d'une relation binaire où tout élément d'un même ensemble est relié avec lui même. Deux personnes confrontés à un même contexte vont l'interpréter différemment notamment parce qu'elles ont une façon de voir les choses différentes, notamment en raison de leur vécu propre. L'enjeu de l'humoriste consiste à faire disparaître les ambiguïtés qui risquent de créer des malentendus ou des quiproquos fâcheux.

            Si un humoriste ne contrôle pas la réflexivité des spectateurs, il peut en revanche agir sur l'indexicalité du contenu qu'il crée. Paradoxalement, Dieudonné sait très bien jouer avec. Dans son spectacle intitulé 1905, écrit juste avant que le comédien assume son engagement antisioniste, le sketch du conseil de discipline d'une collégienne voilée rassemble plusieurs personnages qui accumulent les clichés, que ce soit l'archétype de la caricature du juif, du musulman, du chrétien, du professeur, etc...Les traits caricaturaux à outrance nous éloigne dans ce cas de tout soupçon de racisme quelconque. A l'inverse, la très forte ambiguïté de la quenelle ou de la chanson shoananas pose de nombreuses questions sur l'antisémitisme de ces démarches.

            Pour reconnaître un humour orienté ou biaisé, il suffit de voir si les propos vont tous dans le sens d'une même idée. Dans un numéro de radio usul, qui réunit des youtubeurs connus, les intervenants avaient souligné ce problème dans la websérie « minute papillon » qui s'attarde sur un sujet de société comme la peine de mort, le suicide, les grèves ou le féminisme.  Sans rentrer dans le détail du clash qui a suivi, qui est plutôt inintéressant, je voudrais m'attarder sur ce point fondamental qu'a soulevé Usul :


Lorsque Kriss défend l'idée qu'il peut faire une vidéo sur la peine de mort, une vidéo qui dit clairement, face caméra, que son retour est souhaitable car certains la mériteraient mais, qu'ensuite, il nous explique que ce n'est pas le fond de sa pensée, là je suis septique. Pourquoi diffuse t'il des idées auxquelles il ne croit pas? pour le buzz? pour l'amour de l'humour? Se rend il compte que sa vidéo flattera les plus ardents défenseurs du retour à la justice expéditive? Comment cela se fait il que lui, qui respecte manifestement assez l'humain pour considérer par exemple que puisqu'il y a des erreurs judiciaires, il faut faire en sorte que la justice puisse revenir sur ses jugements et que la peine de mort rend, de fait, ces procédure délicates, comment se fait il qu'il fasse une vidéo défendant l'opinion contraire? 
Lorsqu'on en vient à défendre une thèse, publiquement, sans ou avec humour, on sait qu'on répand des idées, des mots, des pensées, des arguments, que chacun reprendra, analysera, réfutera ou acceptera selon son propre parcours. On fournit du grain à moudre comme on dit. Il faudrait être sot pour prétendre que cela n'a aucune influence sur le public qui reçoit ces thèses et ces arguments, aussi intelligent soit il. 
Se cacher derrière le fait que "c'est de l'humour" ne règle pas tout, loin de là, ça ne fait que complexifier le problème.


            Le vidéaste a beau affirmer ultérieurement qu'il ne défend pas ces opinions, l'ambiguïté est toujours là au visionnage. Il suffit de lire les commentaires douter du fait que ceux qui défendent l'humour de l'auteur prennent réellement ce qui est dit au second degré.

            Le but de cet article n'est nullement de défendre la censure, bien au contraire, pour reprendre encore une fois Desproges, « il faut rire de tout. C'est extrêmement important. C'est la seule humaine façon de friser la lucidité sans tomber dedans. » Si un créateur de contenu est responsable de sa réception, il ne l'est pas pour autant des contresens qui sont des erreurs manifestes de compréhensions. Néanmoins, et cela ne vaut pas que pour l'humour, quand on s'adresse à d'autres personnes, il faut savoir faire preuve d'une certaine déontologie. Dire « c'est de l'humour, il ne faut pas le prendre au premier degré » ne marche pas. Il relève de la responsabilité de l'auteur de dissiper les ambiguïtés pour éviter les malentendus et blesser les gens. Être libre, c'est être responsable et accepter la liberté d'expression des autres qui peuvent critiquer ce que vous faîtes. Bien sûr, cela n'exonère pas les détracteurs d'adopter une attitude constructive.

            Oui, on peut rire de tout, certes pas avec n'importe qui, mais surtout pas n'importe comment et le tout sans s'offusquer de la critique.

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