mercredi 20 novembre 2013

Comment j'ai vécu cette année de "Manifs pour Tous"...


A la rentrée 2012, lorsque le mariage pour les personnes de même sexe commençait à devenir LE débat dans la cathosphère, j'accumulais déjà un nombre assez significatif de frustrations, au regard de l'actualité catholique et de ce qu'il me paraissait percevoir d'ambiguïtés morales dans le discours dominant dans l'Eglise.

J'avais très mal vécu les injonctions à voter à droite (ou, parfois, à l'extrême-droite) lors des dernières présidentielles, et les communiqués embrouillés d'évêques, qui disaient donner des "éléments de discernement" sans appeler à voter pour tel ou tel, alors que le contenu de ces derniers était assez transparent. J'avais été blessé de cette présomption d'hérésie perceptible dans le discours des uns et des autres, sur les catholiques qui votent à gauche, surtout après une année passée par certains à s'extasier sur la possible réintégration de la FFSPX, en balayant sous le tapis ses implications politiques visibles, pourtant à mes yeux pas vraiment plus reluisantes que le programme de n'importe quel candidat de gauche.

L'été 2012, deux polémiques avaient accentué mon malaise. Tout d'abord, certaines réactions catholiques à la condamnation des Pussy Riot à deux ans de camp. Sans approuver tous les modes d'action ni toutes les positions de ces dernières, j'avais été épouvanté par l'appui explicite de catholiques, y compris modérés, à la justice russe, dont les décision était pourtant, en l'occurrence, manifestement disproportionnée et influencée par des mobiles politiques. J'avais l'impression que ce qui était en jeu dans cette approbation, c'était beaucoup moins un discernement sur l'exercice juste du pouvoir répressif et la réalité des actes reprochés aux Pussy Riot qu'une réaction épidermique au militantisme féministe et à l'art performance, deux ennemis "naturels" dans l'esprit de beaucoup de chrétiens. Dans une moindre mesure, la polémique du mois d'août sur la sexualité, entre un blogueur  et une blogueuse (d'ailleurs tous deux d'une sensibilité plutôt de gauche) m'avait agacée. Je reconnais que les deux ont joué le jeu d'un échange serein et argumenté, ce qui n'a pas été le cas de tous leurs lecteurs: on a vu passé pas mal d'invectives ces jours-là, y compris d'un prélat. Cependant, si les arguments du premier m'ont paru moins convaincants, ceux de la seconde, beaucoup plus brillants, me paraissaient en même temps plutôt faciles vis à vis des personnes en marge de l'Eglise (divorcés-remariés, etc.) pour lesquelles elle affichait pourtant une compassion assez marquée. Au passage, c'est dans un de ses billets que je rencontrais pour la première fois le nom de Philippe Ariño.

Enfin, je commençais à comprendre un peu mieux les tenants et les aboutissements des études de genre, dont j'avais découvert l'existence lors de la polémique de 2011 sur les manuels de SVT, grâce, notamment, à la lecture du blog Penser le genre catholique d'Anthony Favier, que j'avais découvert au printemps 2012. Sa lecture avait été un choc pour moi. Il me semblait en effet que les catholiques avaient de mauvais arguments contre les études de genre, et ces dernières d'excellentes questions sur des aspects centraux, et controversés, et difficiles humainement, de l'enseignement de l'Eglise en matière de sexualité.

C'est dans cet état d'esprit que je fus introduit aux débats sur le "mariage pour tous".  Non seulement je dois bien dire que je n'ai jamais été très à l'aise avec la position de l'Eglise sur l'homosexualité (typiquement le type de discours auxquels j'adhérais par fidélité mais que j'étais incapable de défendre avec des arguments de bonne foi face à un contradicteur. Je me souviens également avoir croisé des amis à Paris, qui étaient avec une de leur connaissances gays, et leur avoir dit que j'étais sur le point de faire huit jours de retraite spirituelle. La manière dont ce dernier me regardait, qui m'a paru lourde des souffrances et des rancoeurs suscitées chez nombre d'homosexuels par la condamnation catholique de leur orientation sexuelle, me marque encore aujourd'hui), mais la question de la complémentarité homme/femme, selon moi gravement ébranlée par les études de genre, me paraissait une question préalable qui ne me paraissait pas du tout posée de manière sérieuse, ouverte et sincère par les catholiques dans ce début de débat.

Je me rappelle qu'à la toute fin des vacances d'été 2012, j'ai assisté à la grande réunion annuelle des animateurs d'aumônerie de ma paroisse, préparatoire à la rentrée. On avait planché, en petits groupes, sur le projet de loi sur le mariage homosexuel. Dans mes souvenirs, on a très peu parlé de l'homoparentalité, et beaucoup de l'homosexualité dans la Bible. Si le curé a fait un recadrage assez intelligent lors de la restitution, je me rappelle que les débats étaient du genre "je n'aime pas trop les homosexuels, mais je ne sais pas vraiment pourquoi. Mais quand même, ce projet de loi ça m'embête". J'étais très mal à l'aise tout au long de l'atelier, mais je n'ai pas trop osé l'ouvrir franchement. Je me rappelle qu'un autre animateur, alors que tout le monde semblait un peu embarrassé, lors de la préparation en petit groupe, avait posé la question de notre qualification: est-ce que sur ce type de débats, il n'y a pas lieu de laisser la parole à ceux qui savent, et de faire silence? Sur le coup, cette réflexion m'avait beaucoup impressionné, et j'ai décidé que ce serait ma porte de sortie: je n'avais pas de connaissance particulière des questions liées à l'homosexualité, je n'étais pas parent et donc assez démuni face aux débats sur la parentalité... Mieux valait attendre en serrant les dents que l'on passe au débat suivant, que j'espérais plus enthousiasmant.

Mais la mise en place étonnamment lente, par le gouvernement, de cette réforme, et la détermination des évêques et des associations catholiques installèrent cette polémique dans le temps, bien au delà des précédentes qui ont agité la cathosphère. Je me sentais de moins en moins en phase avec la plupart des autres blogueurs et twittos catholiques (et de plus en plus avec des militants féministes et LGBT que je commençais à suivre sur twitter et sur leurs blogs), mais je gardais quelques espoirs en réserve: peut-être que cette incertitude sur l'homosexualité venait de ma mauvaise connaissance de l'enseignement de l'Eglise sur celle-ci. Peut-être également que ces prises de positions d'homosexuels, en particulier ce Philippe Ariño dont j'entendais tout le temps parler ces dernières semaines et que j'avais croisé une fois lors d'un twittapéro catho, contre le mariage gay, allait m'éclairer sur la nature "désordonnée" de ce désir.

Le premier texte d'Ariño que j'ai lu était en réaction au fameux "baiser de Marseille". Cette lecture a constitué une première révolution pour moi, dans ce débat. C'était vraiment... vraiment... nul. C'était méchant... C'était délirant: ça parlait de bisexualité, de" lolitas bobos", de " la superficialité, la prétention et l’homophobie de l’acte homosexuel en lui-même" sans vraiment justifier l'usage de ces termes... C'était péremptoire, peu argumenté, confus... On avait l'impression d'un règlement de compte personnel avec le milieu LGBT, beaucoup plus que d'un véritable discernement spirituel sur la nature du désir homosexuel.

Du coup j'ai approfondi, et lu d'autres textes de lui: j'ai découvert ses théories douteuses sur la relation "non causale" entre viol et désir homosexuel, sa méthode peu rigoureuse, fondée sur l'accumulation non critique de données culturelles qui lui font penser à l'homosexualité, ses accents prophétiques, sa tendance à exclure sommairement ses contradicteurs sur les réseaux sociaux plutôt que de dialoguer. J'étais consterné, atterré. Je me disais que si toutes les paroisses et toutes les associations et la plupart des médias cathos se l'arrachaient, si son livre L'homosexualité en vérité était à ce point un succès de librairie, c'était l'indice que les catholiques étaient les premiers à ne plus vraiment comprendre le discours de l'Eglise sur l'homosexualité, et qu'ils cherchaient chez Ariño la validation d'un homosexuel, comme pour se rassurer et se convaincre eux-mêmes. Je ne dis pas bien sûr que c'est le cas de tous ses admirateurs, mais je suis persuadé que son succès tient pour une grande part à ce que le petit culte qui s'est constitué autour de lui entendait ce qu'il voulait entendre, sans parvenir nécessairement à s'en convaincre par lui-même.

Ce fut donc mon premier virage: je voulais encore croire que certains des arguments contre le projet de loi était légitime, mais je m'inquiétais d'une certaine forme de durcissement de la perception par beaucoup de catholique du désir homosexuel, inspiré par les thèses apocalyptiques d'Ariño, et commençait (un peu) à élever la voix contre ces dernières.

Pendant ce temps, l'ambiance devenait de plus en plus tendue dans la cathosphère, y compris "modérée". Beaucoup s'en émouvait, mais sans que rien ne semble pouvoir dépasser ces tensions.

Je me souviens que vers cette époque, un site de chrétiens inclusifs (la FHEDLES si je me souviens bien) avait lancé un appel au débat, à l'intérieur de l'Eglise (retour logique de l'appel au débat lancé par cette dernière au sein de la société civile) sur le mariage homosexuel. J'ai diffusé cet appel sur ma page facebook, ce qui m'a valu de me faire quasiment instantanément tomber dessus par un de mes contacts prêtre (plein de qualités humaines par ailleurs)qui m'a fait en commentaire tout un sermon sur l'obéissance au Magistère. J'ai répondu de manière plutôt arrangeante, mais ça m'a beaucoup choqué, et m'a vraiment donné une impression de terrorisme intellectuel. Sur le coup, j'ai failli tout laisser tomber et me barrer dans une communauté protestante, tellement j'étais dans une colère noire.

La seconde révolution, dans mon coeur, fut due à la Manif pour tous initiale, celle de janvier 2013. J'aurais préféré crever plutôt que de m'y rendre, mais je l'ai suivie toute l'après-midi, sur twitter et BFM TV. J'ai été frappé par la revendication implicite de normalité que j'y percevais: le témoignage de vies heureuses, de familles unies, les chants, les danses, l'assurance tranquille d'exprimer le point de vue d'une majorité. Bien loin d'y voir les signes d'une démarche en vérité, ou tout du moins heureuse, j'ai trouvé ces caractéristiques, ainsi que l'autosatisfaction largement affichée des organisateurs et des participants, absolument odieuses, quoique pleines de bonnes intentions. Dans un débat né des revendications d'une minorité qui oeuvre depuis des décennies à modifier le regard porté sur elle, l'ostracisme social dont elle est victime, son statut d'"anomalie" de la nature, le caractère mainstream, intégré, joyeux, festif de cette manifestation m'a paru non seulement contre-productif, non seulement très gravement à côté de la plaque, mais insultant pour la communauté LGBT, concernée quoiqu'on en dise au premier chef par cette loi. Et toute l'après-midi, sur twitter, je lisais les réaction de diverses personnes homosexuelles, qui exprimaient leur effroi, leur sentiment d'insécurité et leur souffrance face à toute cette "joie".

Le surlendemain, je découvrais, via twitter, un texte très poignant et violent d'un homosexuel qui exprimait sa colère, face au succès de cette manif. Très touché par ce texte, je le partageais sur facebook, afin de faire comprendre à mes contacts cathos l'étendue de mon malaise. Quelques minutes après, un blogueur catholique, alors très impliqué dans la Manif pour tous, et passé depuis, armes et bagages, dans les rangs du Printemps français, commentait sur mon mur, en qualifiant le texte de "ridicule", en tournant en dérision les formulations de son auteur, et en l'accusant d'"inverser la haine". L'aveuglement, l'arrogance, l'absence de toute empathie, et la violence de cette réaction m'ont rendu fou. Je publiais dans les heures qui suivaient mon premier billet sur le débat: "L'homophobie introuvable?".

Quelques jours après, je recevais un mail que j'avais longtemps redouté, de la part de la responsable pastorale de mon aumônerie, qui proposait aux animateurs de préparer une séance sur le mariage homosexuel. Je lui répondai de suite, en joignant un lien vers mon billet, et en expliquant que j'étais prêt à aider pour la préparation de la séance et la logistique, mais que compte-tenu du malaise que ce débat suscitait en moi, je serai absent le jour de la séance (qui ne s'est d'ailleurs finalement pas faite).

Par ailleurs, j'avançais dans mes recherches sur les études de genre. Sur le débat sur la filiation lui-même, je prenais conscience que loin d'être évidente, la position "un papa une maman", tout en étant soutenue par certains universitaires respectables, était très débattu, et contestée dans plusieurs disciplines académiques. Je ne comprenais pas comment les opposants au projet de loi pouvait à la fois prétendre réclamer un débat, et ne pas mettre ces échanges de manière explicite sur la table (à part, trop souvent, en dénonçant la "théorie du genre" et le "relativisme"). Il y avait pourtant là matière, en s'appropriant l'évolution récente de l'anthropologie, de la sociologie, etc. à élever nettement le débat. Qui de fait préexistait largement à la Manif pour tous. Depuis le PACS, les arguments des opposants avaient largement été étudiés et discutés par divers universitaires et militants partisans du mariage homosexuel (Eric Fassin, etc.).

Je rédigeais mon premier billet sur les études de genre, quand, la veille de sa publication effective, survint ce qui pour moi constitua LA révolution ultime, et le point de non retour.

Je recevais un mail d'une personne très proche, que je connais depuis de très nombreuses années, qui réagissait à mon billet sur l'homophobie en me révélant son homosexualité, qu'elle me cachait depuis de nombreuses années, en partie du fait de ma foi catholique. J'en ai rendu compte dans un billet précédent, avec les mots suivants:

"Un témoignage reçu cette fois directement par mail, en réponse à mon article sur "l'homophobie introuvable", par une autre personne homosexuelle, très favorable pour sa part au projet de loi, quoique non politisée, m'a fait prendre conscience de l'énormité de cette violence, structurelle et invisible, et a été décisive dans la constitution de ma prise de position actuelle. Cette personne, qui a la mi-trentaine, est issue d'une famille catho de gauche, très modérée sur les questions de moeurs, et est elle-même, et a toujours été, athée. Elle vit actuellement et depuis longtemps dans un milieu plutôt favorable à l'homosexualité. Pourtant, ce n'est qu'à l'âge de 32 ans qu'elle a admis son homosexualité, et encore parce qu'elle a été mis dos au mur, ai-je cru comprendre. Plusieurs années après, elle ne l'a pas encore avoué à tous les membres de sa famille. Ce parcours m'a fait comprendre la force des stigmatisations symboliques associées à la représentation sociale de l'homosexualité, si fortes que même dans des milieux qui se veulent très "tolérants", celle-ci conserve un caractère honteux et inavouable, même à soi-même."
Pour moi, ce fut une prise de conscience très violente, terrible. Lorsqu'en 2005 je me suis confessé pour la première fois depuis mon adolescence, après m'être préparé pendant deux semaines, avoir spontanément décidé de jeuner la veille, et avoir très peu dormi, je pensais que je pleurerai. Je n'ai pas pleuré, ni lors d'aucune confession depuis. Mais là, face à cette révélation, et au retour sur mon propre rapport à l'homosexualité et au débat en cours, j'ai pleuré, et fait des cauchemars la nuit suivante.

Si j'ai pleuré, ce n'est pas parce que je plaignais la personne qui m'avait fait cet aveu pour son homosexualité. Au contraire, admettre celle-ci semblait l'avoir libérée, et aidée à s'épanouir. Mais, bien que j'avais écrit quelques semaines plus tôt un billet appelant à une certaine conversion du regard sur l'homosexualité, je réalisais combien, malgré mes bonnes intentions, j'étais l'objet de représentations sociales homophobes. Combien il est faux de croire que, parce qu'on n'est pas animé de mauvaises intentions envers les homosexuels, on n'est pas imprégnés par certains préjugés, par un certain dégoût. Et j'ai relu toutes mes hésitations et mes atermoiements des mois précédents, la manière dont je m'étais longtemps déclaré incompétent et muré dans le silence plutôt que de questionner l'enseignement du Magistère sur l'homosexualité, non plus comme de l'humilité comme je le croyais, mais comme une fuite en avant et de la lâcheté. Et je me suis haï pour ça. Car en croyant faire preuve de prudence et de sagesse, j'en venais depuis plusieurs années à aller à l'encontre d'un principe qui m'avait ramené, plusieurs années plus tôt, vers la foi chrétienne: le souci de l'autre, du prochain, et la prise de conscience de toutes les petites blessures, les petites inattentions, les petites mesquineries par lesquelles, bien souvent à notre insu, nous blessons en profondeur, voire détruisons à petit feu des vies. Au contraire, je réalisais que depuis plusieurs années, à force de ne pas pointer les contradictions entre ma conscience et certains aspects de l'enseignement de l'Eglise, ou de jongler pour les résoudre, j'en venais à me fermer à toutes les vies, toutes les situations qui mettaient en évidence ces dernières (j'en étais venu, à une époque, à me persuader, a priori, que l'amour homosexuel ne pouvait être sincère, qu'il ne pouvait qu'avoir un arrière-fond purement sexuel et / ou lié à des traumatismes). Ce que je croyais être toujours plus d'humilité m'avait rendu en fait toujours plus arrogant. Je ne dis pas qu'il en va de même pour les catholiques fidèles au Magistère. Je ne doute pas qu'il y en ait beaucoup d'infiniment plus humbles et attentionnés que moi. Mais je suis profondément persuadé que dans cette révélation, bien qu'elle m'ait conduit à affronter la position dominante dans l'Eglise, il y avait quelque chose de l'Esprit Saint. Car elle m'a révélé toute une partie de ma foi qui était factice.

Par contre, à partir de ce moment, j'étais vraiment très, très, très en colère, comme je l'ai rarement été, et comme un certain nombre de mes contacts et lecteurs n'ont pu manquer de s'en apercevoir rapidement.

La deuxième Manif pour tous, qui tombait, ironiquement, le jour de mon anniversaire, n'a guère amélioré mon état. Au travers de le ton offensif de ses organisateurs, dès les semaines qui l'ont précédées, les débordements (certes en partie liés à un problème d'organisation de la Préfecture. mais les difficultés faites par la Manif pour convenir d'un parcours raisonnable n'ont sans doute nullement amélioré les choses), les polémiques infantiles sur le nombre de participants (alors que 300 000 restait un succès énorme), tout cela prenait à mes yeux des allures de révolte d'enfants gâtés. Car tout ce qui s'est passé, qui a valu au gouvernement de se faire qualifier de "dictature", c'est le lot de toutes les manifs à caractère politique. Les gardes à vue, les charges de CRS, les effectifs parfois disproportionnés (j'ai fait une manif de sans papiers avec deux fois plus de CRS que de manifestants), les écarts de comptage, ça s'est toujours vu... Et d'un seul coup ça dérange. J'y ai vu, et je continue à y voir, le corollaire de la normalité affichée, exhibée, de manière arrogante lors de la manif précédente: un sentiment exacerbé d'être la France légitime, la conviction inébranlable de détenir la vérité, que le changement de position d'un gouvernement démocratiquement élu, sur une de ses promesses de campagnes, est un . Comme si les revendication d'une certaine France étaient ontologiquement plus légitimes et plus vraies que celles de la gauche et de la gauche les années précédentes (je me rappelle, dans le même ordre d'idées, certaines réactions quand je me suis étonné que les mêmes qui s'indignaient de la condamnation, certes excessive, du célèbre "Nicolas", étaient parfois ceux-là mêmes qui trouvaient normale quelques mois plus tôt, la condamnation à deux ans de camp des Pussy Riot, pour des faits certes contestables, mais très peu graves dans l'ensemble: je me suis fait traité d'"ordure" sur facebook) . j'avais le sentiment que la droite (je sais qu'il y a des militants de gauche dans la Manif pour tous, mais jusqu'à preuve du contraire, je les considère comme un épiphénomène) découvrait la culture d'opposition, et n'arrivait pas à s'assumer comme telle. La Manif pour tous me faisait de plus en plus penser à ces personnes d'allure bienveillante et amicale, qui deviennent comme folle le jour où on leur dit non. Sans approuver, sur le principe, certaines pratiques récurrentes des forces de police, ni la manière souvent très maladroite dont le gouvernement à géré la préparation du projet de loi, je trouve un peu facile de dénoncer le "mépris" du gouvernement, alors que dès l'origine, la Manif pour Tous irradiait le mépris de ses contradicteurs: en prétendant représenter la "vraie" parole des homosexuels, en gonflant une petite quinzaine de voix homosexuelles dissonantes. En réduisant les promoteurs du mariage homosexuel à d'obscurs "lobbies". En balayant tout l'argumentaire théorique de ces derniers, d'un revers de main, sous le nom fallacieux et réducteur de "théorie du genre", tout les sommant de reconnaitre l'évidence, pourtant largement sujette à discussion, de ses propres conceptions anthropologiques.

J'ai publié plusieurs billets dans les mois qui ont suivi, et je n'y reviendrai pas en détail, d'autant que mon jugement s'est depuis lors stabilisé, en une opposition frontale à la Manif pour tous. Il me semble que la position des opposants a de plus en plus perdu en lisibilité: entre le Printemps français et la MPT, l'éclatement en divers groupes satellites, les tensions de plus plus évidentes entre ceux qui réclament un contrat d'union civile et ceux qui redoutent la "banalisation de l'homosexualité", ceux qui réprouvent sincèrement les discriminations contre les homosexuels et ceux qui célèbrent ouvertement la politique de pays qui répriment pénalement l'homosexualité. Si la position du Printemps Français était condamnable, mais souvent claire sur tous ces sujets, j'ai trouvé que celle de la Manif pour tous, en principe plus modérée, manquait singulièrement de lisibilité. Par exemple, si elle prétend tout à la fois lutter contre l'homophobie et les dérives supposées de l'homoparentalité, pourquoi n'a t-elle pas saisi l'occasion offerte par l'actualité russe, et la mise en place de ce pays d'une politique pour le coup clairement homophobe, pour préciser ses différences: ce qu'elle considérait comme inacceptable chez cette dernière, et la cohérence de cette condamnation avec sa propre position contre l'homoparentalité? Le Printemps français a été clair sur le sujet (en soutenant le gouvernement russe. L'avenir pour tous également (en le condamnant, même si je ne me fais aucune illusion sur les motivations probables de Frigide Barjot, et que sa position par ailleurs me semble particulièrement incohérente). La Manif pour tous, sauf erreur de ma part, est restée... silencieuse. Et je trouve ce silence significatif.

Pour conclure ce billet une fois de plus fort long, je voudrais revenir sur trois points d'achoppement:

1) La "faiblesse" du débat:

Les opposants au projet de loi se plaignent du manque de hauteur du débat. il me semble qu'ils l'ont posé dans des termes qui le rendait impossible. Par exemple, on a beaucoup parlé de l'opposition de juristes. Je ne suis pas moi-même juriste, mais il m'a semblé que le fond du débat ne portait pas tant sur une interprétation littérale du droit, que sur un certain nombre de présupposés théoriques, qui rattachent les principes du droit, et notamment la filiation, a des réalités d'ordre intangible. Je remarque par exemple que revient souvent le nom de Pierre Legendre, juriste et philosophe du droit, dont les positions avaient déjà beaucoup fait parler d'elles lors de la mise en place du PACS. Cet auteur, que je connais il est vrai trop peu, s'appuie beaucoup sur la "loi symbolique" dans sa présentation lacanienne. Il se trouve, par ailleurs, que la discussion des thèses de Lacan a joué une influence toute à fait énorme, notamment aux Etats-Unis, sur la revendication de plus de droits, et notamment ceux aux mariage et à l'adoption , des homosexuels, la dénonciation de l'"hétérosexualité obligatoire", et la constitution des études de genre. On la retrouve à des titres divers, dans les textes d'auteurs aussi considérables que Joann W. Scott, Monique Wittig, Judith Butler, Marie-Hélène Bourcier, etc. En entamant un vrai dialogue avec ces auteurs, et les études de genre de manière générale, on avait les moyens d'entamer un débat de haute volée sur la filiation, me semble-t-il. D'autant que des argumentaires surce sujet avait été publiés en nombre avant 2012. Au lieu de cela, les opposants au projet de loi ont trop souvent présenté leur défense de la loi symbolique et de la complémentarité père/mère sous la forme d'une injonction, préalable à toute discussion, et relégué es réflexiosn issues des études de genre, dans le meilleur des cas, à de doux rêves et d'"aimables truismes" (cette dernière formule made in Koz), et dans le pire à celle d'idéologies mortifères. Autant dire que les partisans du mariage homosexuel que je connais ont souvent eu eux-mêmes le sentiment d'être méprisés, et pour tout dire, d'être pris pour des cons.

Par ailleurs, s'il s'est trouvé nombre de militants pro mariage pour tous pour réagir de manière excessivement agressive à des propos parfois constructifs d'opposants, il me semble que ces derniers n'ont pas toujours été beaucoup plus exemplaire. on a été plusieurs, entre Baroque et fatigué, Anthony Favier, Etienne Borocco, et d'autres à essayer de proposer des arguments de fond en faveur du mariage homosexuel. Et si on a aussi eu des échanges constructifs, je trouve qu'on a subi une proportion très élevée de commentaires hostiles ou condescendants.

2) L'accusation d'homophobie:

Les opposants au mariage pour tous ont fréquemment rappelé les accusation d'"homophobie" dont ils ont été destinataires, pour prouver le "mépris" dont ils estiment avoir été victimes. Le problème est qu'il déforment eux-mêmes le sens de ce mot, en l'assimilant systématiquement à une hostilité explicite et assumée envers les personnes homosexuelles, et à un amalgame avec des positions d'extrême-droite. Or, comme le rappelait fort justement la blogueuse féministe A-C Husson, dans la bouche des partisans du projet de loi, "homophobie" désigne également le poids des représentations culturelles qui nous font apparaitre l'homosexualité comme "anormale". Quand j'ai appris qu'une des personnes qui me sont proches était homosexuelle, c'est parce qu'elle a lu un de mes billets, où je manifestais une approche bienveillante de l'homosexualité. Je n'étais donc pas homophobe au premier sens du terme. Pourtant, quand j'ai reçu son mail, j'ai pleuré, j'ai fait des cauchemars, je me suis mis durablement en colère... Car j'étais travaillé par le poids des représentations culturelles dont j'étais dépositaire sur l'homosexualité, et par leur contradiction avec ce que je connaissais de cette personne. Cet échange m'a dévoilé combien j'étais prfondément homophobe, au second sens du terme. "Homophobe", en ce sens, n'est pas une insulte, mais pointe un débat de fond, qui est celle du substrat culturel de notre perception de l'homosexualité, et, corrélativement, de la différence des sexes et de la filiation. C'est une formulation certes partisane, peut-être discutable dans son usage du suffixe -phobie, mais intéressante, significative, et même incontournable sur le fond.

Prenons un autre exemple: le blogueur catholique Koz n'est pas suspect, pas un seul instant, d'une hostilité particulière contre les homosexuels. Dans le premier billet que j'ai lu de lui, en 2010, il exprimait ses réserves sur l'appel à la continence par l'Eglise, pour les personnes homosexuelles. Il a rappelé sa gêne par rapport au qualificatif de "désordonné" en commentaire de mon propre blog. Il n'est donc clairement pas homophobe, au premier sens du terme. pourtant, il écrit dans un article publié hier sur Rue 89:

" Pour les personnes homosexuelles elles-mêmes, n’auraient-ils pas été préférables aux semaines durant lesquelles elles se sont senties bien souvent à tort, et parfois à raison, rejetées pour ce qu’elles sont ?"
J'aimerais savoir quelle est la légitimité d'un hétérosexuel père de famille, bien intégré socialement et dans l'Eglise catholique, a arbitrer entre les blessures "à tort" et "à raison" des homosexuels (ça vaut aussi pour moi, d'ailleurs). Est-ce qu'il apprécierait que le réalisateur d'Inquisitio vienne lui dire qu'il a été blessé "à tort" par la série?Même si ce qui est à l'origine de ce sentiment de rejet est bien mieux intentionné que ce que l'homosexuel victime pourrait supposer, cette blessure demeure, et doit faire question: est-ce que la réalité des vécus homosexuels a suffisamment été documentée par la Manif pour tous? Est-ce que toute la diversité des témoignages d'homosexuels a été  prise en compte par la Manif pour tous, où s'est-elle appuyé de manière disproportionnée sur le point de vue (certes à prendre aussi en compte) des quelques homosexuels d'accord avec elle? Etc. Ce qui me gêne dans cette phrase, c'est la manière dont elle semble déposséder les homosexuels partisans du mariage pour tous de leur témoignage, de leur parole, au profit du point de vue de la "majorité". Comme si la normalité était la norme de la vérité et du bien-fondé. J'extrapole peut-être un peu, mais il me semble qu'une telle phrase ne rend pas si absurde le débat sur les représentations de l'homosexualité, qui est lié à mon avis de manière indissociable à la question de l'homophobie.

3) L'arrière-plan catholique:

Ce qui m'a peiné dans tout ce débat, plus que le discours homophobe revendiqué de nombre de militants du Printemps français, c'est la manière dont les catholiques modérés ont à peu près constamment noyé le poisson sur l'homosexualité (même si certains manifestants s'en sont émus cet été). Le discours de l'Eglise sur l'homosexualité est inhumain et intenable. La distinction entre acte et tendance n'enlève rien au problème: ne pas condamner moralement la personne homosexuelle reste une peine très lourde si elle est associée à une continence à vie (bien sur celle-ci peut être belle quand elle est choisi, mais la contraindre de la sorte n'est pas beau, pour le coup). Le terme "désordonné" pour dire que ce n'est pas un péché mais qu'en même temps ce n'est pas tout à fait bien non plus est inutilement obscure (et oui je sais que ça vient d'Aristote, Saint Thomas etc...). Faire de la procréation l'accomplissement ultime, seul et véritable de l'amour conjugal me semble douteux et contestable. Et je sais que beaucoup de manifestants catholiques sont d'accord avec moi. Ils le dissimulent souvent en parlant de problèmes pastoraux. Mais il ne s'agit pas d'un problème pastoral, mais doctrinal. Il y a des choses dans la doctrine de l'Eglise sur la sexualité qui sont obsolètes, qui sont liées à des représentations culturelles contingentes et datées (et le synode sur la famille à l'initiative du pape devrait être, pour moi, l'occasion de les mettre sur la table. Je n'en démordrai pas. Et si on me parle de l'infaillibilité ordinaire, je répondrai que je tiens, avec une absolue conviction, que l'argumentation de l'Eglise sur l'homosexualité est faible, au regard des vies humaines que j'ai croisées, des prochains homosexuels qui ont été les miens, et que soit cette "infaillibilité" est relative, soit, tout étant lié, tout devient faux. Je suis fatigué de ce fétichisme de la doctrine qui en vient à durcir les coeurs et abolir le discernement (non pas que la doctrine en elle-même soit mauvaise, mais un certain usage de celle-ci l'est clairement à mes yeux). De même, j'en ai plus que marre du terrorisme intellectuel de ceux qui relègue chez les "protestants" les opinions dissidentes. Je crois me souvenir qu'il fut un temps où les catholiques reconnaissaient à Luther certaines critiques valides, mais lui reprochaient d'avoir quitté l'Eglise. Maintenant, les opinions dissidentes sont priées quasi systématiquement de déguerpir sans faire de scandale. J'ai trop de respect pour tout le bien que j'ai vu dans l'Eglise, et par elle, et pour son Unité pour me barrer à cause de la crispation de certains sur l'homosexualité. Je renoncerai à dialoguer avec l'Eglise, et à m'efforcer d'y appartenir, quand je n'y verrai plus rien de bon.

Et Dieu soit loué, j'en suis loin!

jeudi 14 novembre 2013

Ce qu'il m'a semblé comprendre du débat sur la prostitution...



Le présent billet ne vise pas à prendre parti pour telle position (abolitionniste, non abolitionniste règlementariste, prohibitionniste), et encore moins à défendre ou critiquer les réformes en cours, sur le sujet de la prostitution.

Il me parait en effet impossible de me positionner, dans ce débat, de manière responsable et constructive, sans un minimum de connaissance du terrain: que ce soit par une activité de bénévole, une expérience de la prostitution, personnelle ou chez des proches, la confrontation à un grand nombre de témoignages, des données précises sur l'application des différentes approches existantes dans les divers pays où chacune d'entre elle est mise en oeuvre par les pouvoirs publics... Toutes qualifications qui me manquent: je ne connais ce débat que par les très brefs aperçus que j'ai pu en avoir, au fil de la lecture de tweets et de billets de blogs de part et d'autre du débat, et par quelques lectures légèrement plus approfondies.

Il ne s'agit donc ici que de clarifier mes idées, par l'exposé, dans un premier temps, de chacun des grands "courants" (qui apparaissent d'ailleurs, de mon point de vue extérieur et néophyte, fort protéiformes et mouvants), puis, dans un second, par celui des questions que chacun d'entre eux me posent. Tout en les laissant ouvertes, dans la mesure du possible...

1) Typologie du débat:

La position réglementariste:

Le rappel historique suivant de son application en France, jusqu'à la loi Marthe Richard, en donne un aperçu éclairant:

"1. Le réglementarisme latent au XIXème siècle ; Sa systématisation :

L’application du Code Napoléon qui a cours lors de la première moitié du XIXème siècle instaure une tolérance vis-à vis de la prostitution. Elle est considérée comme un « mal nécessaire » qui assure la tranquillité publique. Une partie de la prostitution (la plus populaire et celle de rue) est alors constituée en problème de politique publique et en objet de réflexions, alors même que sont laissées de côté les « filles entretenues » et les « femmes galantes » (La ligne de partage est ici révélatrice de ce que l’on considère comme étant problématique ou non).

Un auteur s’impose alors comme le théoricien du système réglementariste : le docteur Alexandre Parent-Dûchatelet, qui publie De la prostitution dans la ville de Paris considérée sous l’axe de la morale et de l’hygiène (1836). Le titre est particulièrement significatif : la morale comme l’hygiène (du fait des maladies vénériennes) sont du ressort de l’Etat. Parent-Dûchatelet assimile dans son ouvrage la prostitution à un « réseau d’égouts », évoque la « vidange organique » qu’elle permet : la prostitution l’intéresse « au titre de problème de voirie ». On voit là se dégager un trait du réglementarisme, qui évoluera peu : c’est la prostitution la plus visible qui est considérée et prise en charge.



 2. Les formes institutionnelles du réglementarisme au XIXème siècle.

            C’est un système fermé, qui a ses lieux : La maison de tolérance ; l’hôpital ; la prison ; l’établissement de relèvement. Les déplacements entre chaque se font dans une voiture fermée, afin de mettre fin aux célébrations d’une sexualité illégitime qu’entraînaient les transferts des prisonnières.

            La maison close en est le paradigme. On y rentre suite à son inscription sur le fichier de la police des mœurs pour prostitution. Ce lieu est à la fois clos du fait de l’enfermement obligatoire qu’il impose aux prostituées, ouvert aux contrôles (policiers comme sanitaires) et hiérarchisé (une « dame de maison » le dirige ).

Le réglementarisme du XIXème siècle se caractérise donc par :

 - Un double postulat : il y a une essence immuable du désir masculin, qu’il faut satisfaire ; la prostitution (féminine évidemment) est inévitable dans la société.

-  Une attention limitée à une partie de la prostitution : celle qui se voit (Parent-Dûchatelet laisse « l’élite » à ses activités invisibles).
- Un encadrement strict des femmes prostituées : elles peuvent être prostituées « en carte » (travaillent chez elles, demi-reconnaissance mais autonomie plus grande) ou prostituées « en numéro » (et travailler en  maisons closes)." ("Le débat sur la prostitution en France à travers le prisme des trois positions canoniques: Abolitionnisme, Réglementarisme,Prohibitionnisme à la lumière de l’histoire juridique française", Assosation POLLENS, ENS de la rue d'Ulm, dossier réalisé par Charles Girard)
On voit que dans ce "mal nécessaire", les besoins auquel il semble "nécessaire" de répondre sont ceux des clients, et non des prostituées en tant que telles. Il s'agit d'une forme de compromis entre les exigences de la morale, de la santé publique et de la vie en société, et les supposés "instincts naturels" de l'homme. Elle ne considère pas la prostitution comme une activité professionnelle normale, mais elle ne la voit pas non plus comme un mal à éradiquer. Il s'agit d'une tolérance au nom d'une forme d'intérêt bien compris.

A noter que si le réglementarisme n'existe plus en France, il est en vigueur dans d'autres pays européens, comme l'Allemagne, pour un bilan très critiqué par certains:

" Mais si la légalisation encourage les réseaux légaux, paradoxalement elle fait aussi exploser les réseaux clandestins qui espèrent ainsi échapper au fisc et aux contrôles... Ainsi, en Australie, dans l’État du Victoria, il y a 4 fois plus de bordels illégaux que légaux. En Grèce, la proportion de prostituées issues du pays diminue chaque année par rapport aux étrangères, souvent des sans-papiers « importées » par les proxénètes. Le trafic d’enfants (des filles surtout) a également explosé, par exemple aux Pays-Bas, avec 11 000 enfants prostitués supplémentaires entre 1996 et 2005.
La levée de l’interdit symbolique a également des conséquences sur les conditions d’exercice de la prostitution. En effet, les clients prostitueurs, ayant désormais l’approbation de la société, ne se gênent pas pour avoir des exigences de plus en plus violentes et dégradantes à l’égard des prostitué-e-s.
En termes de santé, le bilan est désastreux. En Australie, 40 % des prostitueurs avouent ne pas avoir de rapports protégés, et le nombre d’infections au VIH a quasiment doublé en 10 ans. La pression du client et du patron sur le ou la prostituée pour ne pas utiliser de préservatif en est la cause principale.
Quant à la « protection » vis-à-vis des proxénètes, elle reste très théorique. Dans les États ayant légalisé le marché du sexe, le contrôle des bordels est souvent limité par la loi, et les personnes prostituées peuvent alors totalement dépendre de leur employeur.
Malgré que la loi fasse de la prostitution « un métier comme un autre », la stigmatisation des personnes prostituées, elle, persiste logiquement dans les mentalités puisque le réglementarisme la délimite strictement dans l’espace pour ne pas nuire à la « bonne moralité » du reste de la société. Du coup, beaucoup de prostituées préfèrent ne pas se déclarer, y compris pour ne pas subir les discriminations des assureurs et banquiers par exemple." (Alternative libertaire, "les effets pervers du réglementarisme").

La position prohibitionniste:

"Le prohibitionnisme  correspond à l’interdiction totale de la prostitution, à sa définition comme un crime partagé et donc à la sanction de tous les acteurs (le client, la prostituée, l’éventuel proxénète). Selon les pays, cette pénalisation est influencée par une morale d’inspiration religieuse ou encore par la condamnation marxiste de la marchandisation de l’être humain. Dans tous les cas, c’est au nom d’une conception du bien en matière de sexualité qu’on justifie l’interdiction de la prostitution et sa pénalisation complète. Selon l’argumentation prohibitionniste, personne n’est prêt à accepter toutes les implications d’une compréhension de la prostitution comme acte consenti encadré par la libre entreprise. La sexualité et le corps participent de l’identité et de la compréhension qu’un individu a de lui-même, il est donc impossible de dissocier totalement la prostitution d’un questionnement moral. Pour le prohibitionnisme, la prostitution est une activité mauvaise en soi, dégradante, non conforme à ce que la communauté définie comme un idéal de vie bonne. La criminalisation de la prostitution ne fait qu’entériner sa condamnation morale." (Implications philosophiques, "Le débat sur la prostitution", par Matthieu Lahure).
 Le cadre juridique qui découle de cette position se retrouve, sous des formes différentes, en Chine, aux Etats-Unis, ou dans divers pays du proche et Moyen-Orient.

La position abolitionniste:

"l’abolitionnisme  constitue le troisième type d’encadrement juridique de la prostitution. Il correspond à la suppression de toute réglementation, la non reconnaissance de l’Etat devant entraîner à terme la disparition de l’activité. Il s’agit de la position la plus ambiguë puisque dans la perspective abolitionniste les prostituées sont considérées comme des victimes sans que les clients soient considérés réellement comme des criminels. La prostitution n’est plus représentée comme un crime partagé mais comme l’empiétement de la liberté d’un individu sur celle d’un autre individu par l’appropriation de son corps. [...]

Ni la pénalisation totale, ni l’autorisation légale ne mettent fin à la prostitution clandestine comme forme majoritaire de la prostitution. Les situations des prostituées sont même assez équivalentes  dans les différentes formes juridiques encadrant la prostitution, ce qui confirme que la prostitution est essentiellement un phénomène clandestin où l’exploitation masculine du corps féminin s’effectue dans une quasi impunité. S’il est évident qu’on n’améliore pas le sort des prostituées par la stigmatisation morale de la prostitution, on a tort de croire que le droit des femmes à disposer librement de leur corps et de leur sexualité exclut la mise en place d’un abolitionnisme bien compris. L’interdiction de la prostitution contrainte est une étape incontournable dans une société de droit mais elle ne peut suffire et doit être accompagnée par une politique plus ambitieuse : la répression du proxénétisme et la lutte contre les réseaux de trafic d’êtres humains , la réinsertion des prostituées, la promotion de valeurs qui rejettent l’utilisation des femmes comme objets sexuels, et la prévention à l’adresse des éventuels clients. La réalisation d’une telle politique implique que l’Etat se donne comme objectif la disparition réelle du phénomène prostitutionnelle et non sa simple pénalisation." (Matthieu Lahure, op. cit.).
On retrouve cette position, par exemple, en Suède ou en France.C'est celle du gouvernement, mais également de nombreuses associations féministes (Le Mouvement du Nid, Osez le féminisme, Les efFRONTées, Ni putes ni soumises, etc.)

La position anti-abolitionniste, ou "pour l'application du droit commun":

"De manière plus récurrente, plusieurs mobilisations ont vu le jour autour de la reconnaissance d’un « statut de travailleurs / travailleuses du sexe ». C’est le cas de l’association « Coyote » dans les années 1970 aux Etats-Unis. Deux réunions ont aussi eu lieu au cours des années 1990, prenant la forme d’un Congrès International des Prostitué-e-s. Enfin, plusieurs associations ont milité afin de favoriser l’accès aux soins et aux « droits élémentaires » des personnes prostituées, ainsi que d’obtenir une reconnaissance sociale et professionnelle. C’est le cas récemment d’Act-Up Paris ou depuis plus longtemps de Cabiria (association communautaire de prostituées lyonnaises) comme de l’association du Bus des Femmes.
Ces associations tiennent une position alternative qui ne se laisse pas enfermer dans le cadre des appellations canoniques.

 - elles refusent le « réglementarisme » historique : le statut de salarié-e est rejeté (pas de maîtrise de son emploi du temps ; pas de possibilité de refuser le client), comme les maisons closes.

 - elles s’opposent au « prohibitionnisme » (tel qu’il existe en Suède par exemple) qui pénaliserait clients comme proxénètes et parfois même personnes prostituées. Elles en dénoncent le danger (prostitué-e-s relégué-e-s dans des lieux éloignés pour ne pas être sanctionné-e-s, accroissant ainsi l’insécurité –sanitaire et physique- de l’exercice de leur activité) et critiquent le « moralisme » qui fait de la sexualité une catégorie spécifique d’analyse.

Prenant acte de la volonté de certaines personnes prostitué-e-s de se regrouper dans un mouvement syndical afin d’obtenir des statuts et une reconnaissance sociale, ces associations ou groupes politiques (Commission prostitution des Verts-Paris –en désaccord avec la ligne officielle du parti, France-Prostitution, le PASST, Femmes Publiques) prônent une troisième voie entre « abolitionnisme à tendance prohibitionniste » et « réglementarisme »." (Association POLLENS, op. cit.).
Dans les termes d'un de ces syndicats de "travailleu.r.s.e.s du sexe":

" Le STRASS n’est pas réglementariste parce qu’il refuse la perspective moralo-hygiéniste véhiculée par celui-ci. Il réclame l’application du droit commun pour les travailleurSEs du sexe.

En l’état de la législation en France, la prostitution est autorisée, mais tous les moyens de l’exercer sont interdits (interdiction du racolage, définition extensive du proxénétisme limitant grandement les possibilités de rapports sociaux des travailleurSEs du sexe et excluant toute solidarité entre ELLESeux). Néanmoins, les travailleurSEs du sexe doivent payer des impôts (au titre des bénéfices non commerciaux comme les autres professions indépendantes) ainsi que des charges sociales comme profession indépendante.

L’application du droit commun aux travailleurSEs du sexe supposerait simplement l’abrogation du délit de racolage public (pénalisation du racolage passif comme actif), l’abrogation des infractions de proxénétisme, ainsi que celles des ordonnances de 1960 qualifiant les prostituéEs d’inadaptéEs socialEs.

Le droit pénal français dispose de tous les outils nécessaires pour lutter contre la traite et l’exploitation des êtres humains. La pénalisation du proxénétisme est surabondante et ne sert qu’à stigmatiser les travailleurSEs du sexe.

L’application du droit commun permettrait le rétablissement des travailleurSEs du sexe dans leurs droits fondamentaux." (STRASS, "position du Strass").
Il s'agirait essentiellement de considérer la prostitution comme une activité professionnelle comme les autres, soumise à l'application normale du droit du travail (horaires, rémunération, etc.). Cela permettrait à la fois de lever une injustice (les prostitué.e.s sous soumis.e.s  aux mêmes obligations que les autres travailleurs, ainsi les impôts, mais sans bénéficier des mêmes droits ni avantages, en termes de règlementation horaires, de  possibilité de louer un appartement, etc.) et de leur assurer les mêmes recours contre les abus des clients et de leurs éventuels employeurs que n'importe quelle autre profession.

Le STRASS, dont certaines représentantes sont situées politiquement très à gauche, milite également pour une économie de la prostitution dans le cadre de l'autogestion par les prostituées elles-mêmes. Ces dernières seraient leur propre patron, ce qui n'est généralement pas le cas dans le cadre réglementariste. 

Contrairement à la position réglementariste, celle-ci ne pose pas comme argument de départ les "instincts" des clients, mais l'enjeu d'une protection efficace des prostituées, de leurs conditions de vie et de leur liberté:

" Le système que nous défendons peut se qualifier comme légaliste mais pas à la hollandaise, qui applique un modèle réglementariste. Par exemple, dans les systèmes néerlandais et allemand, les prostituées sont soumises à des tests médicaux obligatoires et forcés, ce qui est contraire aux droits de l’homme et le réglementarisme à la hollandaise ou à l’allemande ne peut pas se dissocier du proxénétisme. Il ne s’agit donc pas de défendre les systèmes allemand et hollandais par opposition au système suédois, mais il s’agit de créer un système qui corresponde au mieux à une société égalitaire et qui permette de lutter efficacement contre l’esclavage sexuel.
Précisons d’emblée que nous ne parlons que de la prostitution exercée sans la contrainte d’un proxénète ou d’un réseau. Les partisans du non abolitionnisme n’ont en effet jamais nié l’horreur vécue par les esclaves sexuelles, mais s’efforcent simplement de dissocier leur sort des prostituées non contraintes.
Raisonner en termes de nombre, en montrant qu’il y a plus d’esclaves sexuelles que de personnes prostituées consentantes n’est pas un argument valide: de nombreux combats féministes occidentaux, comme celui touchant la publicité sexiste ou la parité sur les listes électorales ne toucheront jamais qu’une minorité de femmes dans le monde, pourtant ils sont indispensables." (Slate, "Prostitution: oui, on peut être féministe et non abolitionniste", par Marie-Hélène Lahaye et Valérie Rey-Robert).

A noter que les différentes parties prenantes du débat remettent régulièrement en cause cette typologie: ainsi, les anti-abolitionnistes reprochent souvent aux abolitionnistes de dissimuler des positions prohibitionnistes (avec les présupposés de ces dernières en matière de "bonnes moeurs") et inversement les seconds taxent les premiers de "règlementarisme".

2) Mes interrogations sur ce débat:

Sur la position réglementariste:

Je dois avouer qu'il fut un temps, fort éloigné et désormais bien révolu, où ce fut un peu ma position spontanée et naïve. Il me semble maintenant que celle-ci concentre les inconvénients de toutes les autres positions, sans aucun de leurs arguments les plus convaincants:

- la demande, d'ordre sexuel,étant considérée comme obéissant à des instincts "naturels", mais la satisfaction comme honteuse, et immorale, le stigmate se trouve concentré sur la prostituée en elle-même, dont  c'est la vie et le gagne-pain, plutôt que sur le client pour qui il s'agit d'un "écart", plutôt que de sa route de tous les jours.

- la position réglementariste obéit à la fois à des impératifs "moraux"  (en instaurant, si j'ai bien compris, une réglementation spécifique et un fort encadrement juridique pour une activité professionnelle considérée comme moins légitime que d'autres, et en la cantonnant à des statuts et des lieux très spécifiques et définis de manière rigide), et à d'autres pragmatiques (en l'autorisant néanmoins et en faisant une sorte de service public). Autant dire qu'elle ne satisfait in fine ni aux exigences de la morale ni à celles du pragmatisme.

- tout en donnant un semblant de légalité à la prostitution, elle semble ghettoïser les prostituées et limiter leurs droits par rapport à d'autres salariés, et leur reconnaissance sociale, et ne répond donc pas aux difficultés de l'abolitionnisme et du prohibitionnisme.

- en instituant la prostitution comme un sorte de service d'intérêt général (un "mal nécessaire"), plutôt que comme une simple prestation commerciale (utile ou futile), non seulement elle ne répond pas aux arguments sur la marchandisation du corps et la dignité spécifique de la relation sexuelle, qui me paraissent l'une des difficultés de la position anti-abolitionniste (au moins de mon point de vue, certes "orienté", de catholique), mais elle les aggrave, en les reliant à une forme de nécessité naturelle, qu'il s'agisse de satisfaire des "instincts" en eux-mêmes, ou en raison de leurs éventuelles conséquences sanitaires.

Bien que la position de l'Eglise actuellement soit beaucoup plus proche de l'abolitionnisme (ce qui constitue un net progrès à mon sens en terme de cohérence de son enseignement), et qu'elle est toujours considéré la prostitution en elle-même comme un mal, il est à noter que l'anthropologie tenue par certains de ses docteurs les plus importants, et fondée sur une lecture différentialiste et essentialiste de la différence des sexes, les a rapproché, à l'occasion, de la position réglementariste:

"Le gouvernement humain dérive du gouvernement divin et doit le prendre pour modèle. Or Dieu, bien qu'il soit tout-puissant et souverainement bon, permet néanmoins qu'il se produise des maux dans l'univers, alors qu'il pourrait les empêcher, parce que leur suppression supprimerait de grands biens et entraînerait des maux plus graves. Ainsi donc, dans le gouvernement humain, ceux qui commandent tolèrent à bon droit quelques maux, de peur que quelques biens ne soient empêchés, ou même de peur que des maux pires ne soient encourus. C'est ce que dit S. Augustin: " Supprimez les prostituées et vous apporterez un trouble général par le déchaînement des passions. " (Somme Théologique, Saint Thomas d'Aquin, IIa; IIae; question 10; article 11; conclusion "Doit-on tolérer les rites des infidèles?").
Sur les positions prohibitionniste et abolitionniste

J'ai bien compris qu'elles ne se confondent pas, et que de nombreux militants abolitionnistes s'opposent au prohibitionnisme, ou ne le cautionnent pas. Il me semble néanmoins que j'ai suffisamment d'interrogations communes à ces deux positions pour les résumer dans une même rubrique.

- j'avoue que ces positions me semblent avoir le mérite, au moins apparent, du moindre risque. Face aux témoignages apocalyptiques de certaines anciennes prostituées, et à la difficulté à distinguer entre des réseaux de traite des humains et des prostituées véritablement consentantes, ne vaut-il pas mieux lutter contre le mal le plus certains, au risque de l'injustice la plus minime?

- je suis cependant sensible également aux arguments de certaines militantes non- ou anti-abolitionnistes, qui soulignent les retombées souvent négatives des lois d'inspiration abolitionniste sur les personnes mêmes qu'elles entendent protéger, et l'écart entre les mesures de lutte contre la prostitution et celles qui viseraient à donner d'autres alternatives aux prostituées, ainsi qu'à mettre un terme à la stigmatisation sociale dont elles sont l'objet, alors que dans la logique abolitionniste, elles sont les principales victimes:

"Non s’allier avec des associations de personnes prostituées, voire de clients ne sera pas, pour l’occasion une occasion de cautionner la prostitution si ce que craignent certaines associations féministes et certaines associations catholiques (le nid).
Il faut bien comprendre qu’à l’heure actuelle TOUTES les politiques en matière de prostitution (abolitionniste, réglementariste, neo réglementariste, prohibitionnisme) ont échoué à résoudre le problème de traite des humains. On continuera à échouer tant que
- les gouvernements refuseront de mettre au moins en place une police européenne efficace de manière à faire tomber les réseaux
- qu’on refusera de considérer les liens nets entre immigration et prostitution. Tant que de gens crèveront de faim à l’est ou au sud, il y aura toujours des femmes pour se prostituer dans des réseaux avec une plus ou moins grande conscience de ce qui les attend.
- tant qu’on considérera que la prostitution est dégradante, alors une personne souhaitant arrêter ne pourra trouver un autre job.
- tant qu’on expulsera les prostituées sans jamais arrêter aucun proxénète.

La loi sur le racolage passif est une abomination
- elle a conduit les personnes prostituées à rejoindre des lieux plus ou moins surs à la merci des tarés en tout genre
- elle conduit certaines personnes prostituées à être contraintes d’accepter la protection de certains proxénètes qui doivent louer cette loi chaque jour
- elle empêche les personnes prostituées souhaitant arrêter de le faire puisqu’elles se retrouvent avec des dizaines d’amendes à payer.
- elle a augmenté le viol et les agressions chez les personnes prostituées.
- on a vu de femmes non prostituées être arrêtées au prétexte que leur tenue incitait au racolage.
" (Crêpe-Georgette, "Assises de la prostitution").
- Je n'ai aucune expérience de la prostitution en elle-même, mais j'ai déjà travaillé dans des services de gestion de personnel: je reste très sceptique sur l'éradication de la prostitution clandestine, mais je crois par contre que l'application stricte du droit du travail n'est pas un argument à écarter d'un revers de la main. Je suis sceptique quand à l'argument avancé dans l'article d'Alternative libertaire cité plus haut, selon lequel la légalisation de la prostitution, conduirait à l'explosion de celle illégale. A son maintien, peut-être, dans la mesure où effectivement la perspective de payer des cotisations sociales, de respecter une durée réglementaire du temps de travail, ou les termes d'un contrat de travail, peut apparaitre fort peu séduisant pour un proxénète (ce qui rend peu crédible à mes yeux l'accusation parfois avancée par les milieux abolitionnistes, selon lequel les associations anti-abolitionnistes, comme le Strass, seraient pilotées en sous-main par un "lobby" proxénète). De même, celui sur la stigmatisation sociale des prostituées démontre à mon avis la nécessité de lutter contre cette dernière, plutôt que l'inanité de la position anti-abolitionniste (et rappelle, désagréablement à mes oreilles, celui selon lequel les enfants des couples homoparentaux seraient stigmatisés, invoqué l'an dernier par la Manif pour tous).

- Peut-on sauver des personnes contre elles-mêmes? Tant qu'il y aura des prostituées qui ont choisi leur métier et qui le défendent, aussi critiquable qu'il puisse sembler, on ne pourra complètement passer sous silence ou écarter leur point de vue, et on ne pourra totalement assimiler la prostitution à la traite humaine et à l'esclavage (et non, échanger des faveurs sexuelles contre de l'argent n'équivaut pas pour moi nécessairement à un viol. De même que le plaisir ou le sentiment amoureux, la recherche d'une rémunération me parait pouvoir être le mobile d'un consentement authentique, même si bien évidemment, ce n'est pas le cas quand il y a une pression d'un proxénète ou d'un réseau à obtenir cet argent). Dans le même ordre d'idées, je suis sensible à l'argument, que j'exposai dans mon précédent billet, qui rapproche ce débat de celui des femmes voilées, qu'un certain féminisme entreprend de "sauver", parfois contre leur témoignage et leur volonté (même si je n'ignore pas que certaines féministe défendent le voile tout en étant abolitionnistes en matière de prostitution, comme Christine Delphy, figure historique du féminisme et des études de genre en France).

-Je suis perturbé par le caractère personnel de certaines attaques d'abolitionnistes contre des prostituées anti abolitionnistes (exemples cités ici ou ). J'imagine que l'inverse existe aussi, mais ce sont celles sur lesquelles je suis tombé. La vive antipathie et le mépris qui semblent transparaitre à l'encontre de représentantes d'une catégorie de personnes qu'on dit défendre apparaissent, dans ces exemples, quelque peu paradoxales, sans en faire un argument déterminant dans le débat d'ensemble.

Sur la position anti-abolitionniste:

- En tant que catholique, et tout en étant conscient que ma position ne va nullement de soi aujourd'hui, j'avoue avoir beaucoup de mal à concevoir de manière positive la sexualité autrement que comme une relation fondée sur des "sentiments", dans le cadre d'une relation exclusive. Il est vrai qu'il s'agit d'une position purement morale, qui n'est pas nécessairement incompatible avec une position pragmatique, éventuellement réglementariste ou anti-abolitionniste, centrée sur les conditions de travail et de vie des prostituées, et le respect de leur auto-détermination, dans la mesure où leur choix de se prostituer est véritablement voulu. Dans le même ordre d'idées, s'il s'agit d'abolir la prostitution pour des raisons morales pourquoi se focaliser sur elle? J'avoue ne connaitre que très peu de métiers qui ne mène à aucun dilemme moral sérieux, y compris parmi les plus valorisés socialement et financièrement. De mes présupposés moraux en eux-mêmes ne découle donc pas un argument déterminant en faveur de tel ou tel cadre juridique, me semble-t-il.

- On retrouve dans ce débat, comme d'ailleurs, de manière différente, dans celui de la gestation pour autrui, la question du statut du corps. A quel moment est-on dans la vente de la force de travail, et à quel autre risque-t-on de tomber l'aliénation de celui-ci à un système d'échanges qui finit par faire du vivant une marchandise comme une autre? La théorie marxiste, par exemple, décrit la manière dont le travailleur qui vend sa force de travail, dans l'économie capitaliste, s'aliène le fruit de son propre travail, et la finalité de son action: "Une conséquence immédiate du fait que l'homme est rendu étranger au produit de son travail [...] : l'homme est rendu étranger à l'homme" (cité dans l'article "aliénation" de Wikipédia). Si le corps lui-même, devient, de force de travail, la marchandise en elle-même, le produit fini, même de manière contractuelle et librement consentie, n'ouvre-t-on pas, au moins à titre d'éventualité, la possibilité d'une aliénation encore plus radicale, où l'homme se voit confisqué non seulement son travail, son action, mais également l'entièreté de son être corporel. En ce sens, si la traite humaine n'est le présent que d'une partie des réseaux de prostitution, n'est-elle pas leur horizon à toutes? En fait, j'avoue que je n'en sais rien, et je n'arrive à être convaincu par aucune des analyses que j'ai lues, dans un sens ou un autre. Mais je n'arrive pas à complètement écarter cette question de mon esprit...

- Je suis nul en économie, et très ignorant des réalités de la prostitution. J'avoue cependant être un peu sceptique, de manière sans doute naïve et non informée, sur la capacité d'une prostitution "de droit commun" à offrir une alternative économiquement viable, et véritablement indépendante sur le long terme, face aux réseaux illégaux. De manière plus générale, je suis également dubitatif sur le projet d'autogestion défendu par certaines associations (mais je reconnais que je ne connais pas vraiment ces questions).

Pour conclure:

Je le redis, je n'ai aucune expérience de première main de la prostitution, et je pense qu'il y a de grandes chances pour que ce bref parcours des différentes positions du débat ait énervé un peu tout le monde. Je présente mes excuses pour les caricatures et les erreurs que ce billet contient certainement. Je n'ai nullement cherché, dans les lignes ci-dessus, à me poser en arbitre, et j'espère que le résultat final n'en donne pas l'impression. Je cherche seulement, dans ce débat extrêmement polarisé (et j'avoue être très frappé par la violence des échanges, peut-être plus encore que dans le débat autour du mariage pour les personnes de même sexe, pour le peu que j'en ai vu), sur des questions très graves en termes de conséquences humaines, que je connais très mal, qu'à un niveau minuscule, à me forger une opinion nuancée, mieux informée et constructive, en exposant franchement ce que j'ai compris, et ce que j'ai moins compris...

Les critiques et corrections de tous bords sont donc les bienvenues dans le fil de commentaire ci-dessous, ou par d'autres voies. :-)